Broken Heart Tango (notes désordonnées sur la musique et la nostalgie)
Secret Eyes est l'unique album de Cloetta Paris, un duo de synth-pop suédois passé sans ménagement dans les oubliettes du temps. Sorti en 2008, le disque exhale les sonorités des années 80, avec lesquelles ses membres ont sans doute grandi : boîtes à rythme saccadées, vagues de synthétiseurs sautillantes et vocoder à répétition. Par ailleurs, on retrouve également des allusions émouvantes à la première décennie des années 2000, notamment dans le morceau "Breakdown" qui donne l'image d'un monde arrivé à saturation et d'un rythme de travail chronophage ("I had to work on my lunch break just to be in time for the 5:20 bus"). Sous des dehors pop et acidulés, Secret Eyes est un collage sentimental où se superposent les sonorités d'une époque passée et idéalisée et les questionnements d'une jeunesse qui tente de trouver sa place dans un monde en crise et en perpétuelle mutation. C'est un album qui parle de personnes qui vivent avec une place perpétuellement vide en elleux ou à leurs côtés, de cœurs à jamais brisés et de soirées de fête dont on ne souhaiterait jamais voir venir la fin, pourtant inévitable.
L'écoute quotidienne de cet album merveilleux me procure à la fois un shoot de mélancolie douce et amère et une sensation de baume au cœur bienvenue, puisqu'il me rappelle ma meilleure amie, qui l'apprécie énormément aussi. La musique de Cloetta Paris évoque l'image de ce passé doré qu'on peine à abandonner, que ce soit en terme d'influences musicales ou de moments de vie et rappelle qu'il n'est jamais facile de s'arracher à la puissance parfois destructrice de la nostalgie. Il s'agit même de l'affaire d'une vie : constater que le deuil ne sera jamais consommé et que le retour tant désiré aux lieux de son enfance (quand on a le privilège d'avoir vécu de belles années à cette période), à un état d'esprit, à des projets ou à des amitiés qui n'existent plus ne se fera plus jamais. Les personnes disparues ne reviendront pas d'entre les mort·es pour revivre avec nous ces moments ravivés le temps d'un morceau tout en réverbération. Il est possible de tourner son quotidien entier autour d'un passé, souvent embelli, et de revenir éternellement aux albums qui ont bercé les moments charnières de notre vie en se repassant en boucle le film d'une journée où on a crevé de froid dans ses collants résille sous le soleil d'hiver ou d'une fin de mois de juin sur les traces d'un personnage de film. Ce blog ne prétend pas faire autre chose et se renouveler, puisque chaque article n'est autre qu'une tentative de digestion du passé perdue d'avance.
Par ailleurs, il est également faisable de modifier la connotation attribuée à un album ou à une chanson. Après les avoir laissé·es de côté un moment dont chacun·e déterminera la durée, on peut y revenir doucement, les apprivoiser à nouveau, sous une autre lumière ou en les partageant avec des personnes qui ne faisaient pas encore partie de notre existence au moment des faits.
Il n'est pas anodin que j'aie eu l'idée d'écrire ce texte en me promenant dans les environs d'un lieu de pèlerinage de mon adolescence, toujours avec Secret Eyes dans les oreilles. Plus le temps passe, plus j'ai l'impression que les lieux où on vit/accumule des souvenirs sont similaires à l'usage qu'on peut réserver à la musique qui nous est chère : ils peuvent être revisités ou remixés à merci, partagés avec d'autres ou destinés à demeurer d'éternels jardins secrets et revus sous un œil (ou une oreille) qui se berce de l'illusion d'être neuf parce qu'il a connu le deuil puis l'amour dans des paysages desséchés. Je ne suis plus la personne que j'étais il y a une dizaine d'années de cela, quand je traversais ces champs pour me rendre dans ce lieu plus ou moins caché, seule ou accompagnée de personnes qui ne sont plus dans ma vie pour la plupart d'entre elles. J'ai perdu à jamais la capacité d'apprécier ou de retrouver cet endroit tel que je le ressentais à l'époque, même si ce dernier n'a pas changé. Aujourd'hui, je choisis de m'arrêter avant d'emprunter le chemin qui y mène et de le contempler de loin, en ressentant avec soulagement ce sentiment de déconnexion émotionnelle auquel l'adolescente que j'ai été aspirait tant. Mon angle de vue s'est modifié et j'ai perdu quelque chose pour gagner en retour la capacité de créer à partir de cette nouvelle posture, de même qu'il est toujours possible d'associer un morceau chargé de souvenirs à de nouvelles expériences ou rencontres.
L'impossible oubli du temps passé est la force motrice de la plupart des DJs et des personnes qui élaborent des playlists ou des mixes. Pour s'intéresser à ces pratiques, il faut s'être baigné·e plus ou moins longtemps dans les eaux à jamais troubles de la nostalgie, avec ce qu'elle a de meilleur et de pire. Si je suis aussi intéressée par le DJing sous toutes ses formes, c'est parce que j'ai l'impression que de nombreux·ses DJs ont le courage de mettre ce deuil qui ne se fait jamais au centre de leur processus de création. Faire un set dans un club ou passer des heures à digger signifie aussi et surtout cohabiter et remettre au premier plan des fantômes oublié·es sous la forme d'une voix samplée ou d'un riff déchirant. Les mixes et les playlists mettent les disparu·es au premier plan et élaborent pour elleux de nouveaux récits, aussi personnels que politiques, à l'instar de l'artiste et DJ Fallon Mayanja, qui réalise des collages sonores à base de discours d'activistes et d'artistes noir·es et des paysages sonores en forme d'alternatives à un réel toujours plus écrasant et source de violences innommables.
Créer des mixes, des remixes ou des playlists est une manière comme une autre de combattre la nostalgie et de la métamorphoser en un élan nouveau, grâce à la puissance de la narration. Un mix est similaire à une histoire avec un début et une fin. Les morceaux choisis se révèlent parfois très surprenants en comparaison de ce qu'on a pu ressentir en les découvrant ou en les écoutant dans des états d'esprit ou des lieux très différents. Ils font désormais partie d'un nouvel ensemble, qui n'est pas forcément plus cohérent, mais qui permet de les appréhender d'une manière transformée, que ce soit en raison de la manipulation de filtres et d'effets divers, de changement de BPM ou de tonalité et du choix des tracks qui les précèdent ou qui leur succèdent. Il peut s'agir d'une manière de retrouver la sensation d'être acteur·ice suite à une période de dépossession de soi-même ou source de questionnements douloureux. Quand d'autres réécrivent leur histoire grâce au pouvoir la fiction ou revisitent des tranches de vie filmées grâce au montage, le mix permet de se sortir de l'impasse causée par la nostalgie et de placer de manière métaphorique ce qui nous hante au premier plan sans jamais le nommer explicitement.
J'ai peur que l'album de Cloetta Paris finisse par m'échapper à force de m'accompagner et que ces mélodies emplies de larmes irisées deviennent soudainement la bande sonore des ciels menaçants tout comme j'ai peur de la tendance présente dans mon esprit, comme dans chaque cerveau humain, à donner à cette période une allure d'âge d'or qui ne se sait pas encore. Seul le temps dictera les souvenirs que j'y associerai. Ces notes de cœur survivront à son passage et sauront se régénérer, tel un phénix constitué de glitch et de reverb.
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