LEGIT GIRL DJ : Platines sensibles et poésie cathartique
DJing et rapport à la musique
Quand as-tu commencé à t’intéresser à la création de mixes ou de playlists ? Est-ce que c’était déjà quelque chose que tu faisais quand tu étais enfant ou adolescente ?
Je crois qu’inconsciemment, la curation musicale a toujours fait partie de ma vie. Quand j’étais à l’école primaire, mes parents me gravaient chaque année un CD avec ma sélection de hits du moment et je les garde encore fièrement empilés avec leurs couvertures réalisées sur Paint, comme autant de petites capsules temporelles de mes premiers émois musicaux. A cette époque, je disais à qui voulait bien me demander mes rêves de carrière que j’avais envie de devenir ‘popstar’, sans réelle connaissance des implications du métier, mais en ayant simplement une fascination envers toutes ces icônes de la pop culture qui dominaient alors le paysage audiovisuel — Britney, Madonna, Alizée, Lorie. Il a fallu longtemps avant que ces déclarations enfantines ne s’ancrent dans la réalité. Avant de finir mes études supérieures, je n’avais absolument personne dans mon entourage qui vivait de la musique ou même gravitait dans ces milieux professionnels donc cela me semblait plus un fantasme qu’une option de carrière tangible.
Quels sont tes genres musicaux et artistes préféré·es ?
Au risque de perdre mes lettres de noblesse underground, je suis obligée d’admettre que je n’écoute au quotidien quasiment que de la pop et du rock alternatif, et les mêmes artistes en boucle, certain·es depuis le collège... Fiona Apple, Patti Smith, Fleetwood Mac, Blur, Hole, Britney Spears, Lady Gaga, t.A.T.u. One Direction — ou, plus récemment, 070 Shake, Addison Rae, jonatan leandoer96.
Ton rapport à la musique s’est-il modifié depuis que le DJing est devenu ton travail à plein temps ?
Depuis que le DJing est mon métier à temps plein, je remarque que j’ai presque développé deux cerveaux distincts pour écouter la musique : un pour le business, l’autre pour le plaisir. Si mon corpus référentiel musical était un spectre, alors ma bande-son quotidienne serait l’une des extrémités et mes playlists de club seraient l’autre, avec un juste milieu se retrouvant dans les tribute mixes que je réalise en l’honneur de mes artistes piliers. Je vis la musique de manière beaucoup plus corporelle, charnelle, maintenant que j’en ai fait mon métier. En tant que DJ, dans mon expérience, il y a une partie de soi qui vient incarner les morceaux joués même s'ils ont été produits par d’autres, du simple fait d’insérer le toucher dans notre rapport au son. Je ne sais pas comment le décrire autrement qu’en évoquant l’impression de sentir la musique entrer en moi via le bout des doigts que je pose sur les platines et parcourir tout mon corps alors que je la sens résonner à travers les enceintes. Cette espèce de symbiose corps-musique crée aussi de drôles de relations aux gens avec qui il arrive de partager des moments sonores; des relations très fusionnelles et spirituelles, difficiles à retranscrire à d’autres individus ne partageant pas la même passion (d’où le grand classique du B2B avec son crush... ♡)
Comment t’y prends-tu pour digger et découvrir de la musique ?
J’adore la structure (désolée) et je traite la musique comme un 9-to-5 job, donc je m’établis souvent des sessions de recherches musicales en coupant toutes distractions afin de m’assurer d’avoir une écoute active, surtout depuis que je n’ai plus de fond musical permanent à découvrir par hasard comme lorsque je travaillais encore à la radio. Je découvre énormément d’artistes via Soundcloud, même si je trouve que l’algorithme tourne un peu en rond et est parfois trop affiné à mes goûts pour réellement m’apporter des nouveautés ; sur Youtube également, mais la qualité des morceaux laisse à désirer ; régulièrement via le moteur de recherche de Bandcamp. Il m’arrive très souvent de taper des mots au hasard dans une barre de recherche et de voir ce sur quoi je tombe, surtout si je suis inspirée par une thématique particulière au moment de digger — un livre, un film, un prénom, une saison.
Quelles sont tes inspirations (musicales mais aussi esthétiques, artistiques etc) majeures en tant que DJ ?
Mon inspiration numéro un, peu importe ma discipline, a toujours été le cinéma. C’était mon premier amour artistique et celui transmis par mes parents dès que j’ai été en âge de rester éveillée plus d’une heure et demie. La musique en elle-même ne m’inspire pas car elle est un langage final vers lequel tendre et non pas une de mes étapes de création. Pour dessiner la trame d’un mix ou d’un morceau, je passe toujours par l’image, animée ou non. Tous mes projets musicaux sont la traduction des collections de photos et captures d’écrans d’images de film que j’amasse sur Pinterest. Je m’efforce d’insuffler de la narration et de la nourriture visuelle dans tout ce que j’entreprends.
LEGIT GIRL DJ vêtue du costume de Peau d'Âne qu'elle a confectionné |
Dans ton podcast « Radio Superstar », tu expliques que tu as longtemps souhaité travailler dans le domaine de la mode et que tu as fait des études dans ce sens. Quels liens conserves-tu avec la mode dans ton travail de DJ ?
Je travaillais dans la mode avant d’être DJ ! Jusqu’à l’été 2023, très précisément. Avant ça, ma trajectoire de carrière zigzaguait autour de la musique avec beaucoup d’intention mais sans jamais réellement avoir quitté l’industrie de la mode. J’ai mis un moment à comprendre que ce milieu n’était pas vraiment fait pour moi, bien qu’étant effectivement un des sujets de mes études supérieures. Initialement, je me destinais à faire plutôt que du prêt-à-porter, du costume de scène pour le théâtre ou le cinéma. J’ai énormément de chance d’avoir la possibilité d’exercer un métier où je suis libre d’inclure cette sensibilité, en réalisant ou sélectionnant mes costumes et tenues de scène pour chacune de mes dates. Mon amour du vêtement ne m’a jamais quittée mais c’était un gros soulagement moral de ne plus chercher à le monétiser pour en faire ma carrière. Aujourd’hui, ce que je préfère faire est rentrer en contact avec de jeunes designers, parfois encore en école, et porter leurs pièces sur scène pour leur offrir de l’exposition, et continuer de bâtir le pont entre musique et mode.
Le DJing demeure encore un milieu très masculin en France et beaucoup de femmes, personnes queer et/ou racisées hésitent à se lancer ou peinent à se sentir légitimes, ce qui rappelle la genèse de « LEGIT GIRL DJ », que tu évoques dans l’épisode de Radio Superstar qui porte sur les noms d’artiste et les pseudonymes. Quel est ton ressenti à ce sujet en tant que DJ et productrice ?
Quand j’ai choisi mon nom d’artiste, j’évoluais par défaut dans une branche de la musique électronique en grande majorité masculine, globalement assez machiste et surtout très snob face aux nouvelles têtes arrivant sur leur scène. C’est de cette problématique qu’est venu mon besoin de me légitimer moi-même à travers ce pseudonyme pour m’autoriser à aller au bout de mon envie d’être actrice de l’industrie musicale. Deux ans et demi plus tard, j’observe une espèce d’ambivalence qui rend difficile un véritable état des lieux sur l’évolution des mentalités dans le milieu de la musique. Si j’ai l’impression d’entendre plus parler de profils d’artistes minorisé·es et de voir leur travail mis en lumière, c’est aussi parce que les strates sociales avec lesquelles j’échange désormais ont évolué et sont elles-mêmes constituées de personnes minorisé·es souhaitant leur offrir une plateforme d’expression. Je ne pense pas qu’un réel changement ou progrès tangible soit observable à une échelle plus globale depuis 2020. Je vois toujours passer de nombreux lineups de soirées ne comprenant que des DJs masculins, blancs, cisgenres ; avec parfois une femme blanche au profil artistique ‘digeste’ faisant office de justificatif pour réfuter des accusations de non-inclusivité — et je suis parfaitement consciente d’avoir tenu et de tenir encore moi-même ce rôle sur certaines programmations de soirées, cochant aux yeux de certains bookers juste assez de cases en dehors de leurs normes pour ne pas trop les effrayer dans leur prise de risque. Sans oublier que le métier de DJ compte à son cahier des charges la question de l’image et d’une présence sur les réseaux sociaux, reposant pour nous en tant qu’artistes femmes ou fem-passing sur notre capacité à remplir des critères d’attractivité physique qui sont au final les mêmes que dans les autres métiers engageant des supports visuels : cinéma, mannequinnat, télévision. Du peu dont j’ai fait l’expérience ces derniers temps, ces préoccupations sont moins présentes en tant que productrice car la focalisation est faite sur la proposition sonore et est moins incarnée que ne l’est un DJ set où l’artiste se trouve, physiquement, devant son public. Pour autant, dès que la voix vient s’insérer sur des productions musicales, le discours habituel sur les chanteuses, performeuses et autres pop-stars est remis en jeu car l’industrie et le public qui l’accompagne attendent même malgré elleux des personnalités féminines qu’elles soient aussi talentueuses musicalement que conventionnellement attirantes, n’ayant jamais le droit de dévier de cette perfection toxique sous peine de se voir balayées d’un revers du fameux « quand est-ce que le VRAI DJ arrive sur scène ? »
Parmi tous tes sets et/ou les mixes que tu as postés, as-tu un ou plusieurs favoris ?
Il y a une place spéciale dans mon cœur pour le premier set hardcore et très ‘moi’ que j’ai posté, « I crashed my computer making this for you » — d’une part en raison de la personne à qui il était destiné, et d’autre part car c’est celui que j’ai le plus hésité à publier et pourtant celui qui a véritablement lancé ma carrière musicale et attiré une bonne dose de traction sur mon profil Soundcloud.
Plus récemment, j’étais très contente de la captation de mon set réalisé aux Nuits Cyberpunk du GZ à Lyon, parce que la soirée était vraiment géniale et que j’ai eu les larmes aux yeux en réalisant qu’on peut entendre sur l’enregistrement les cris et réactions du public.
Quels conseils donnerais-tu à un·e (girl) DJ débutant.e ?
Mes deux plus grands conseils pour quelqu’un·e qui débute en DJing sont les suivants :
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Trouver quelqu’un qui est autant intéressé par la musique et véritablement enjoué à l’idée d’écouter vos premiers pas en mix et à faire écouter les siens en retour. Une seule personne sur qui compter et à qui confier des fantasmes musicaux peut suffire à changer une vie. Personnellement, j’ai eu la chance de trouver cette personne en mon amie de longue date, partenaire de B2B, ex-wife et co-parente de label, vendredear.
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Créer un compte Soundcloud ! Postuler à une résidence radio ! Poster ses mixes sur internet ! Mieux vaut poster quitte à en avoir honte quelques années plus tard et supprimer des vieux essais pour les remplacer par des productions plus justes, que ne jamais oser. Si je n’avais pas posté mon fameux mix hardcore, je n’aurais littéralement jamais eu la chance d’en arriver à vivre de la musique. Et puis sur internet tout s’efface, tout se supprime si besoin. Il faut juste parvenir à se dire qu’en réalité, vos moindres posts ou erreurs (inexistantes) en ligne ne sont pas scrutés — mais par contre la bonne personne peut tomber dessus au bon moment par hasard.
vendredear et LEGIT GIRL après leur Boiler Room en 2024 |
Production musicale
Comment t’es-tu lancée dans la production ?
Au début, je faisais de simples blends (ou mashups pour celleux qui ont comme moi grandi avec Glee), comme mon edit gabber de Caroline Polachek qui inexplicablement est encore à ce jour ma production la plus écoutée sur Soundcloud. Puis, comme je mixais sur platines de plus en plus, et alors uniquement les tracks d’autres artistes, j’ai commencé à me sentir frustrée et à vouloir trouver ma propre voix de productrice. J’étais à l’époque extrêmement intriguée par l’idée de pouvoir jouer ses propres morceaux en club, dans une espèce de dimension musicale totalement autosuffisante et autogérée. Quand l’idée a commencé à me démanger, j’avais déjà la chance de connaître beaucoup de productrices et producteurs autour de moi, qui ont eu la patience de bien vouloir m’apprendre et me faire de précieux retours sur mes premières productions. Pour le coup, ce pas-là était moins difficile à sauter puisque j’avais en quelque sorte déjà fait le plus gros en osant affirmer que je voulais devenir DJ et obtenir une place sur la scène de la musique électronique.
Comment se déroule ton processus de création lorsque tu travailles sur un EP ?
Je commence toujours par de l’écriture et de l’image. Je collectionne les visuels me permettant de donner forme à l’ambiance que je cherche à traduire en musique et j’écris des textes de fiction ou de poésie pour les accompagner. Puis, je m’efforce de leur offrir une traduction sonore. Je suis plutôt impatiente donc je travaille en général assez vite, en me concentrant exclusivement sur un projet pendant 3 à 6 mois afin de l’explorer jusqu’à épuisement.
Ton EP This Is The Lake We Live On était entièrement instrumental, avec des tonalités gabber et parfois expérimentales, semblables à de magnifiques collages sonores électroniques sur lesquels on a envie de danser sans fin. Dans Halfway Done Puzzle, tu chantes sur 4 des 5 morceaux et tu as intégré des sonorités plus grunge/indie rock, qui le rendent aussi mélodieux qu’obsédant. Quelles relations possèdes-tu avec le chant et l’écriture, que ce soit de chansons ou sur ton blog ?
Oh merci beaucoup, c’est trop joliment étudié ! Ça me touche trop 🥺
J’en ai un peu parlé avant mais l’écriture occupe une place centrale, sinon première, dans mon travail. J’ai commencé par l’écriture poétique et je pense que cela me suivra toujours. Durant ma toute première
résidence à la radio (chez Hotel Radio Paris), j’avais une émission sur le thème des saisons, au sein de
laquelle je lisais mes textes poétiques sur fond musical assorti, à chaque solstice et équinoxe. Au quotidien,
je suis assez introvertie et il y a peu de personnes avec qui j’ai des conversations très longues, alors je me
suis toujours appuyée sur le support de l’écriture pour faire sortir tout ce qui pouvait me passer par le crâne.
J’ai commencé à écrire pour mon blog avant d’oser mettre des paroles sur mes productions musicales —
c’était un outil très cathartique, qui m’a fourni une sorte de vertige, et encouragée à communiquer
publiquement sur mes écrits. La seule différence que je trouve exister vraiment entre l’outil du texte chanté
et du blog est celle du rythme et de la longueur de phrases — il y a beaucoup de choses que j’aimerais
chanter mais que je ne peux faire rentrer sur une piste de trois minutes et préfère alors retranscrire dans des
phrases à débordement.
Pendant la session d'enregistrement de Halfway Done Puzzle |
Quel est le secret d’un remix réussi selon toi ?
Qu’il soit méconnaissable ! J’aime beaucoup l’idée qu’un remix soit une sorte de sequel, la suite du morceau original. Lorsque je produis un remix pour un·e autre artiste, j’essaye toujours de le considérer comme un point de vue nouveau apposé à la situation définie par l’original afin que les deux puissent se faire face comme dans un dialogue.
Peux-tu évoquer tes projets musicaux à venir ?
Justement, plusieurs remixes ! Si j’ai bien compté, j’ai au total huit morceaux qui sortent entre fin 2024 et 2025, dont plusieurs remixes pour des artistes que j’apprécie énormément, comme Past Life Romeo ou mon cher ami David Numwami. J’ai également eu la chance d’être invitée à participer à la prochaine compilation du label dublinois Ethereal Skies qui sort en février prochain. Enfin, l’une des sorties qui m’excite le plus peut-être est celle que j’ai déjà un peu annoncé en ligne — et performé en chair et en os à la soirée Night Embassy à Paris en octobre dernier — qui est un projet de duo avec mon amie et productrice de génie u.r.trax, sur lequel nous chantons toutes les deux. C’est possible que notre premier single et son clip soient déjà sortis à l’heure où ce texte sera publié, mais sinon ça ne saurait tarder :-)
Question bonus : quelle est ta recommandation musicale du moment ?
Blu DeTiger - Expensive Money ! J’ai découvert cette artiste new-yorkaise via TikTok dans une vidéo où elle jouait de manière totalement hypnotisante sur sa basse Fender — c’est la première femme et plus jeune artiste à avoir eu l’honneur de créer une guitare signature en collaboration avec la marque Fender. Ces derniers temps, j’ai beaucoup écouté son dernier album All I Ever Want Is Everything et sa cover de Murder On The Dancefloor et les deux me mettent de trop bonne humeur (et je suis obligée d’ajouter qu’elle est trop sexy avec sa basse) ✯
<333
RépondreSupprimerencore un magnifique article merci pour cette découverte <33
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