Manon Torres : "La musique m’a nourrie pendant les périodes arides des études puis de la thèse"

Il y a quelques années, je suis tombée par hasard sur les mixes de Braden Wells, qui ont été à la source de beaucoup de belles découvertes musicales, notamment dans les domaines de la dream pop et de l'indie rock. Depuis ce jour, je me suis mise à écouter très régulièrement puis quotidiennement des émissions musicales ou des mixes dont la plupart sont produit·es par des personnes sexisées. Si ce choix n'était pas forcément conscient au départ, je n'ai pas tardé à réaliser que ces DJs, artistes et/ou passionné·es de musique étaient à la fois celleux qui étaient les moins mis·es en avant dans le milieu toujours très cis-blanc-masculin du DJing mais aussi les personnes dont les goûts, la sensibilité et le parcours m'inspiraient le plus. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de publier plusieurs entretiens sur ce blog, rassemblant les témoignages de certain·es de ces DJs, producteurices, diggers ou amateurices de musique. L'interview qui suit est donc la deuxième de cette série, intitulée "Music is my hometown" en référence à ce génial morceau de CSS.


Manon Torres est docteure en sociologie et effectue aussi une multitude d'activités liées à la musique, qu'il s'agisse d'écriture par le biais de sa newsletter ou de son blog, de son label Too Soon Tapes ou de ses mixes dans le cadre du projet Libre-Service avec Julien Lafond-Laumond. Elle a aussi co-créé Amplitudes, une émission de radio dédiée aux musiques électroniques expérimentales diffusée sur Radio Campus Paris et écrit durant de longues années sur des blogs ou des webzines musicaux. Avec Manon, nous avons commencé à nous suivre mutuellement sur instagram l'année dernière, grâce à Pauline Le Gall, qui avait fait le lien entre nous. Peu de temps après, j'ai cliqué sur la dernière newsletter de Manon et passé ensuite l'intégralité de mes vacances de Noël à dévorer l'ensemble de ses textes, aussi bien sur son Substack que sur son blog. Cela faisait des années que je n'avais pas été aussi touchée et stimulée par des écrits sur la musique, peut-être parce que ses textes sont aussi vivants et poignants que bourrés de références et de questionnements sur des thématiques comme la formation de nos goûts et de nos sensibilités, le digging et l'écriture, pour n'en citer que quelques-unes. Cette interview a été l'occasion de revenir sur ces sujets qui nous passionnent toutes les deux et d'évoquer aussi bien la nostalgie de l'époque du mp3 que la création de son blog puis de son label et le projet des Éditions Entropie, créé avec ses amis Max Paskine et Dimitri Nagele.


Relation à la musique et au digging 

 

J’ai été marquée par le très beau récit que tu as publié en 10 chapitres sur ton Substack, portant sur l’évolution de ton rapport à la musique sous toutes ses formes (formation de tes goûts et préférences qui changent au fil des années, écriture sur des blogs/webzines musicaux avant de créer le tien, qui a été une étape très importante...) Tu parles aussi de ta gigantesque collection digitale, commencée dès ton adolescence sur l’ordinateur familial. À quoi ressemblait-elle ? Est-ce qu’il y a des artistes ou genres qui continuent à te suivre depuis cette période ? 

C’était une grosse bibliothèque iTunes. Tout venait d’Emule et transitait vers les différents mp3 et iPods que j’ai eu à l’époque. Après, elle était extrêmement mal rangée et mal classée et j’en ai vu des bien plus vastes. J’ai eu après l’adolescence des amis qui avaient des bibliothèques tentaculaires, des terras de musique rigoureusement organisée. Bizarrement c’était toujours des mecs – je suis sûre que l’obsession classificatoire et le kink de la collection découle de la masculinité.  

Les morceaux ou albums fétiches de l’époque, ça m’arrive de les revisiter mais c’est toujours pour le vertige, pour le shoot de nostalgie un peu étourdissant que ça procure. L’album de Lupe Fiasco, The Cool, me fera toujours ça par exemple. Et mon goût actuel pour certains genres – comme la bass music (j’écoutais beaucoup de dubstep en 2007-2008) et le rap américain - a été complètement bâti à cette époque. 

 
Tu abordes également la question très intéressante de la façon dont nos goûts sont façonnés (ou formatés) par les milieux alternatifs qu’on fréquente, qui prescrivent de nombreuses règles à suivre tout en souhaitant se libérer de certaines étiquettes ou formes de consommation, et de ta découverte de la pop ou du rap ces dernières années. Peux-tu rappeler comment tu es parvenue à sortir de ta zone de confort et à écouter ce qui te faisait envie, sans jugement ? 

Ça a été très long. Je raconte dans un des chapitres que j’ai appris à aller vers des œuvres avec le moins d’a priori possible, juste pour le plaisir qu’elles me procuraient, dans deux domaines : les films et les livres. Pour la musique il a fallu attendre plusieurs années supplémentaires. Ce qu’il s’est passé c’est qu’après avoir écouté de la musique électronique expérimentale pendant 10 ans, un jour j’ai tout arrêté. Il a fallu attendre d’être complètement à sec, de n'avoir plus aucune envie, ni d’écrire dessus, ni de faire de la radio, ni même d’en écouter. J’ai vraiment été essorée par la contrainte qu’il y avait à tirer un rendement de mes écoutes (par des chroniques et des émissions) pendant autant d’années, le tout en allant dans une seule direction esthétique. Ce n’est qu’une fois que j’ai quitté mon émission de radio que je me suis autorisée à écouter des tonnes de trucs différents et là c’était comme une explosion. J’ai passé deux ans d’obsession totale sur plein de styles musicaux différents (le post-punk, l’italo-disco, le rock des années 60, la musique club de l’époque – c’est-à-dire 2018-2019). C’était dingue, comme une deuxième adolescence musicale. 

Collage de Manon Torres


En plus d’écrire sur la musique sur ton blog et différents médias, d’avoir créé ton label, Too Soon Tapes, d’être DJ et de faire des émissions de radio au sein du collectif Libre Service, tu es également docteure en sociologie. Parviens-tu à trouver des liens entre la musique et ta discipline de travail et d’étude ou considères-tu qu’il s’agit de deux entités séparées ? 

C’est très très séparé. J’ai commencé à écrire sur la musique sur internet pile au moment où j’ai commencé mes études et j’ai toujours mené ça de front. Au tout début de mes expériences de recherche, quand j’étais en master, j’avais effleuré l’idée de faire un mémoire sur la place des femmes dans le milieu de la musique électronique expérimentale. Mais mes intérêts politiques ont vite pris le pas et je me suis mise à travailler sur les questions de discriminations. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. 

Parfois, ça fait un peu double vie. Alors que j’écris aujourd’hui sur plein de sujets, je n’écris quasiment jamais sur mon travail ou sur des thématiques qui y sont liées. Et je ne parle quasiment jamais au travail de mes activités parallèles. De différentes manières, ces deux facettes se sont complétées. La musique m’a nourrie pendant les périodes arides des études puis de la thèse. Et mon travail m’a permis de ne jamais faire peser une pression professionnelle, du type « faut que j’en fasse un métier », sur tout ça. 

 
Tu composes de très beaux mixes avec Libre Service, aux ambiances toujours enveloppantes. Quelles sont tes inspirations au moment de composer les playlists des mixes ? Préfères-tu partir de sons, d’images, de sentiments ou d’autre chose ? 

Ah merci, ça me fait plaisir. C’est toujours des petites bouteilles à la mer les mixes, on les fabrique avec soin et on les balance sans trop savoir ce qu’ils deviendront. En général l’impulsion vient d’un morceau en particulier. J’ai un gros coup de cœur et je me dis qu’il faut que je construise un mix autour de lui, pour le mettre en valeur. 

 
Comment ont évolué tes méthodes de digging au fil des années ? 

Mal. Je suis très frustrée sur la question. Je regrette tout, iTunes, les iPods, Megaupload, les torrents russes et surtout les blogs, que ce soit ceux qui filaient des liens de téléchargement ou ceux qui publiaient des tonnes de chroniques. Je télécharge encore un peu via Soulseek pour les mixes et la radio, mais sinon tout passe par le streaming. Il faut d’ailleurs que je quitte Spotify. Pour la recommandation, c’est le pire, il n’y a plus rien. Je m’en sors avec les tops de l’années, j’enregistre ceux de mes contacts de confiance et je suis encore quelques webzines, notamment Section 26 (le site créé par les anciens journalistes de Magic RPM), je n’adore pas leurs articles – trop de purisme – mais j’aime beaucoup leurs goûts.

 
 Quel est ton support de prédilection pour écouter de la musique ? 

Aujourd’hui c’est le streaming via mon téléphone, avant c’était le mp3. J’aime bien tous les formats, les CD, les vinyles, les cassettes. J’en achète un peu de chaque, mais très ponctuellement. J’ai zéro fibre de collectionneuse et pas vraiment d’attachement particulier au format physique dans la musique que j’écoute.


Écriture

Peux-tu rappeler ce qui t’a encouragée à créer ton blog puis ta newsletter ? 

J’ai mis super longtemps à me créer un blog personnel. J’ai eu une grosse panne d’écriture entre 2016 et 2018 que j’ai mal vécue, même si je ne m’en rendais pas compte sur le coup. Quand l’envie est revenue brusquement à la faveur du revirement musical que j’évoquais plus haut, j’ai sauté dessus. En une journée je me suis fait un Tumblr, avec un nom, un visuel et un premier article (sur l’album Stranded at Two Harbours de Holy Shit sorti en 2005). Et magiquement, avec la liberté que je m’accordais d’écrire sur tout ce que je voulais, comme je voulais, la flamme est revenue et je l’ai alimenté avec régularité pendant quatre ans.

Pour la newsletter, c’était tout aussi random. J’avais arrêté d’écrire pendant six mois au moment de finir ma thèse en 2022. Les newsletters commençaient à être un format de plus en plus répandu, donc j’en ai ouvert une en pensant faire des petits collages de textes et de recommandations, pour que ça reste différent du blog. Au final, j’ai délaissé mon site et investi complètement la newsletter.

 
Dans ton récit sur ton rapport à la musique, tu évoques aussi ton expérience de femme qui écrit sur la musique dans un milieu toujours très masculin et le sexisme que tu as subi lorsque tu écrivais pour certains blogs ou webzines. Quel est ton rapport actuel à l’écriture sur des blogs ou des zines collectifs ? Penses-tu qu’il soit possible de s’y épanouir en tant que personne sexisée qui écrit sur la musique ? 

Je me suis rendue compte en échangeant avec plusieurs femmes (des copines d’Internet ou des inconnues) qu’on avait vraiment été beaucoup à subir ça et que, comme dans n’importe quel milieu, ce gatekeeping et ces violences provoquent des arrêts, des trajectoires qui se détournent. Et je trouve ça infiniment triste. Ce n’est pas du tout une solution collective, mais à l’échelle individuelle je trouve que se créer ses propres canaux et ses propres supports est une option libératrice. Il y a encore pas si longtemps, je cherchais encore à écrire pour d’autres, à rejoindre des espaces collectifs et avoir de la reconnaissance de mes pairs. J’ai complètement arrêté. Je fais les choses uniquement par moi-même et quand c’est à plusieurs, c’est avec des gars qui sont mes meilleurs amis. Personne d’autre. 

Ce rapport au patriarcat rejoint logique du do it yourself. Dépendre d’une industrie, d’institution ou d’un marché, pour exister créativement parlant, me fout la rage. Donc il faut faire autrement. Il y a des arts qu’il est difficile de pratiquer sans dépendre de personne (j’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui font du théâtre pour cette raison). Mais pour le reste, on peut pratiquer autrement. Tu veux sortir un album ? Mets ta musique sur Soundcloud ou sur Bandcamp. Tu veux publier un livre ? Fais un fanzine, écris sur Internet. Je ne dis pas que c’est facile, mais ça vaut tellement le coup. Ça procurera tout autant de bien à la personne qui crée. 

 
Quel est le texte que tu as préféré écrire sur ton blog et/ou ta newsletter ? 

Je dirais celui de septembre dernier, qui s’appelle "Big Ticket Mix Up", sur le fait d’écrire ou non de la fiction. Je l’ai écrit pendant que j’étais en vacances au bord de la mer et ça a rendu le processus extrêmement agréable. Ça répondait aussi à une période d’intérêt intense pour les questions d’écriture et de narration, et c’est dans ce genre de cas que l’écriture est la plus facile.

 
Tu es également à l’origine de la création des Editions Entropie et de la revue Fragments avec Max Paskine et Dimitri Nagele. Comment est né ce projet d’écriture et d’édition ? 

Max est musicien, plasticien et écrivain et on s’est rencontré il y a 15 ans parce que j’avais fait une chronique de son premier album. On n’a jamais habité dans la même ville (lui Marseille, moi Paris) mais aujourd’hui c’est un de mes amis les plus proches. On s’est beaucoup rejoint sur la pratique de l’écriture depuis quelques années et on a voulu diffuser nos travaux en cours pour sortir de la logique infernale qui consiste à écrire seul×e dans son coin et à ne voir son travail devenir public qu’une fois béni par une maison d’édition. Dimitri est graphiste et on est amis depuis le collège, ça a été quelqu’un de très important dans ma construction musicale (et ça continue, c’est le meilleur DJ du monde) et il était chaud de nous rejoindre. C’est grâce à lui que la revue ressemble à ça, tandis qu’avec Max on s’occupe de recruter des auteurices.   

Éditions Entropie

Label 

 Comment décrirais-tu l’éthique et l’esthétique sonore de Too Soon Tapes ? 

J’ai voulu que le label traduise les différentes facettes de mes goûts et le décloisonnement que j’ai fini par opérer. Je voulais donc qu’il y ait de la pop comme de l’électronique bizarre, des choses solaires et d’autres beaucoup plus sombres. Cette coexistence est visible dans la compilation Music For Moonbathing qui était la première sortie. Et quand on écoute l’album de noise pur de Paskine et celui de dub-boogie-disco baléarique de Colonel Pepito, c’est le jour et la nuit. Six ans et six sorties après, il y forcément un esprit qui émerge du catalogue mais je suis la moins bien placée pour le percevoir. En tout cas à chaque cassette, la cohérence avec le reste n’est jamais un enjeu (à part peut-être au niveau visuel).

 
La création et les activités autour de ton label ont-ils modifié ta relation avec la musique ou l’écriture ? 

L’un des aspects qui me plaît le plus c’est d’intervenir (un touuut petit peu) dans la production. À savoir échanger avec l’artiste sur les morceaux en train de se faire, faire des retours sur les sonorités, la construction de la track, ce qui manque ou qui pourrait être encore mieux. Ça a eu lieu très régulièrement et c’est un bonheur. Ça s’explique aussi par la façon dont les sorties se font. Comme il s’agit d’un micro-label et que j’ai une force de frappe très limitée, je considère que l’action a du sens si je m’adresse à des gens qui n’ont pas encore une grande visibilité, voir qui n’ont encore jamais rien sorti. C’est le cas des albums de Kenuwefa et Colonel Pepito, dont les morceaux ont été composés pendant des années et des années. Intervenir à ce moment-là, motiver quelqu’un à publier sa musique pour la première fois, il n’y a rien qui me réjouit autant. Le problème que ça pause, c’est que ce sont des rencontres qui sont guidées par mes relations, mes contacts (à part Kenuwefa, je n’ai publié que des gens que je connaissais bien) et comme mon entourage musical est outrageusement masculin, ça donne un catalogue qui est tout sauf paritaire. À part les deux compiles qui sont mixtes, les quatre disques ont été sortis par des hommes. C’est un vrai problème et je le reconnais platement. 

 
Y a –t-il un·e artiste que tu rêverais de sortir sur Too Soon Tapes ? 

Elisa Flores. Une artiste lyonnaise dont le concert en première partie de Bar Italia à la Boule Noire m’avait retournée. 



Quels sont tes projets pour l’année en cours ? 

Une nouvelle cassette à la rentrée ! Encore une première sortie, encore un proche. Un album incroyable.

Candidat Solitaire - Skahra Gate (Too Soon Tapes, Septembre 2025)
 

As-tu un·e artiste, un morceau ou un album à recommander ? 

J’ai eu une grosse obsession sur Palmistry ces derniers mois. Je sais que tu es une fan de la clique de Yung Lean donc ça te parlera.


⋆。°✩ Retrouver Manon ⋆。°✩

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