"Les temps sont durs pour les rêveuses" : réflexions en vrac sur Véronique et Amélie

[Cet article contient de nombreux spoilers sur La double vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet.]

En revoyant La double vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski il y a quelques temps, j’ai ressenti une sensation de “déjà-vu” que je ne me suis expliquée que plus tard. J’avais l’impression qu’un autre personnage de cinéma entrait en résonance directe avec celui de Véronique, sans pour autant lui ressembler réellement. Paradoxalement, cette pensée peu originale se trouvait directement liée à la principale thématique du film — à savoir celle du double. En cherchant dans mes souvenirs, parmi les histoires de gares parisiennes, d’images aux reflets jaunes et verts et de romances aux allures de courses poursuites, je me suis rappelée d’Amélie Poulain.

Avant de commencer cet article, je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'une étude plus ou moins clinique réalisée sur des personnages de fiction mais d'une analyse entièrement subjective, basée sur une comparaison entre deux films.

Amélie Poulain étant l’un des personnages les plus appréciés du cinéma français des vingt dernières années, il paraît difficile de la présenter de manière inédite. On peut rappeler néanmoins que Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet a contribué à faire de Paris une fête dès sa sortie en 2001. Le film raconte l’histoire d’Amélie, une jeune serveuse au Café des 2 Moulins à Montmartre, dont la vie prend un nouveau tournant le soir de l’annonce de la mort tragique de Lady Di. Lorsque le bouchon de son flacon de parfum tombe sur le sol et heurte un carreau, la jeune femme découvre une minuscule cavité renfermant ce qui prend à ses yeux des allures de trésor inestimable : la boîte à souvenirs d’un jeune garçon habitant son appartement plusieurs décennies avant elle. Amélie décide de se mettre en quête du propriétaire de cette boîte et de la lui restituer. Elle se fait le pari suivant : si sa mission réussit, elle aidera les autres. Suivent ensuite de nombreuses péripéties comprenant (entre autres) un écrivain raté, une cabine de Photomaton, la Gare de l’Est et le Sacré Cœur, une hypocondriaque amoureuse, un épicier qui n’est pas un artichaut et un aveugle ravi.

Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, Jean-Pierre Jeunet (2001)

La double vie de Véronique raconte l’histoire de deux jeunes femmes. La première est polonaise, elle se nomme Weronika et n’a jamais quitté son pays d’origine. Le chant et la musique donnent un sens à sa vie, au même titre que le contact de la pluie sur son visage. La seconde est française et elle s’appelle Véronique. Elle vit à Clermont-Ferrand et enseigne la musique dans une école. Véronique et Weronika ne se sont jamais rencontrées, pourtant elles possèdent la même malformation cardiaque et une passion commune pour la musique. Les deux personnages sont interprétés par Irène Jacob (qui jouera également dans Rouge, le troisième volet des Trois Couleurs de Kieślowski). La double vie de Véronique s’attache donc à relater le lien complexe qui unit ces jeunes femmes et la manière dont leurs existences en seront marquées à jamais.

Il semble que Weronika et Véronique aient toutes les deux grandi dans des familles monoparentales, élevées par un père aimant et seul. Le deuil occupe donc une place prépondérante dans leurs existences respectives. Cet élément est explicité au moment de la mort de Weronika, qui est victime d’une crise cardiaque lors d’un concert à Cracovie. Peu de temps après son décès, Véronique est prise d’un étrange sentiment. Elle demande au garçon avec qui elle vient de coucher de partir de chez elle car “c’est comme si [elle] avait du chagrin”. Il est intéressant de noter qu’elle ne dit pas qu’elle est triste. En effet, il est tout à fait possible d’éprouver de la tristesse sans raison alors que l’expression “avoir du chagrin” peut s'employer avec une préposition : on a du chagrin  à savoir telle chose, par exemple. Et l’émotion qui étreint Véronique a bel et bien un objet. Elle ne surgit pas de nulle part, comme cette dernière paraît le penser car elle ne peut pas encore l’analyser. Le chagrin de Véronique est causé par la mort de Weronika.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Sébastien Dupont et Hugues Paris se sont focalisés sur la dépression et le clivage du moi dans leur chapitre consacré à La double vie de Véronique dans L’adolescente et le cinéma (ERES, 2014). Selon la lecture psychanalytique proposée par les auteurs, les personnages de Weronika et Véronique “illustrent [...] deux destins du deuil” : Weronika sombre dans la mélancolie en “s’identifiant à la mère morte” alors que Véronique réussit à faire le deuil de sa mère en faisant d’abord celui de cette part d’elle-même incarnée par Weronika.

La double vie de Véronique, Krzysztof Kieślowski (1991)

Quand Alexandre (le marionnettiste-conteur dont Véronique tombe amoureuse) lui montre les deux marionnettes créées à son effigie à la fin du film, il lui permet de se réapproprier son histoire par le biais du symbole. L’histoire de Véronique donnera probablement lieu à un spectacle auquel d’autres personnes (enfants et adultes) pourront s’identifier, comme le fait elle-même Véronique lorsqu’elle assiste à la représentation d’Alexandre dans l’école où elle enseigne. En lui confiant les fragiles marionnettes (magnifiques créations de Bruce Schwarz) et en lui permettant de les manipuler, le marionnettiste rend à la jeune femme l’aspect universel de son existence, qui a la possibilité de devenir le terreau d’une histoire ou d’un conte. C’est paradoxalement en la dépossédant de son caractère personnel pour lui donner une visée allégorique que Véronique sera en mesure de la faire sienne.

De son côté, Amélie est un personnage qui ne souhaite intervenir dans la vie des autres que de loin. Lorsqu’elle les aide, elle ne s’implique jamais réellement dans le processus. Son objectif n’est pas d’être remerciée ou congratulée pour ses actions, mais d’aider les gens de manière désintéressée. Cet aspect de son caractère est particulièrement mis en lumière lors d’une séquence où la jeune femme regarde la télévision dans son lit et commence à rêvasser devant un reportage sur Mère Teresa. Par le biais de cette identification avec la célèbre religieuse, Amélie réalise (jusqu’à le fantasmer) la nature de son engagement sans bornes pour les autres — engagement qui la pousse à négliger sa propre personne pour vivre dans un univers rêvé. Cette prise de conscience tragicomique — qui peut être vue également comme un de ces moments gentiment cyniques dont est truffé le film de Jeunet — la fait brusquement fondre en larmes.

Cependant, Mère Teresa n’est pas la seule figure à laquelle s’identifie Amélie. Lorsqu’elle rend visite à son voisin Raymond Dufayel, un peintre cloîtré chez lui plus connu sous le surnom de “l’homme de verre”, ce dernier lui parle d’un tableau qu’il retouche depuis de nombreuses années : “Le déjeuner des canotiers” d’Auguste Renoir. Cette célèbre peinture impressionniste, réalisée entre 1880 et 1881, a pour sujet quatorze personnes qui déjeunent sur les bords de la Seine. C’est Raymond Dufayel qui va attirer l’attention d’Amélie sur “la jeune fille au verre d’eau” au centre du tableau, qu’il n’est jamais parvenu à cerner. Pourtant, s’il lui est difficile de percer le mystère de cette figure peinte, l’homme de verre va d’emblée l’associer à sa jeune voisine, dont il peut observer les agissements à l’aide du caméscope que lui a apporté Lucien, le jeune épicier qui lui fait ses courses. Sans la confronter directement à elle-même, Raymond Dufayel va doucement amener Amélie à sortir de la fiction en créant une analogie entre elle et un personnage piégé dans un éternel moment présent — celui de la fixation d’un modèle vivant sur une toile. Quand Amélie lui dit que la jeune fille du tableau pense peut-être à un garçon qu’elle a “croisé ailleurs”, Dufayel lui répond : “Autrement dit, elle préfère s’imaginer en relation avec quelqu’un d’absent plutôt que de créer des liens avec ceux qui sont présents ?” Cette interrogation subtile montre que le peintre a vu clair en cette jeune personne “qui se met en quatre pour arranger les cafouillages de la vie des autres”.

Le déjeuner des canotiers, Auguste Renoir (1880 - 1881)

Si Dufayel se sert de la métaphore (aussi sciemment qu’Amélie, qui a vu clair dans son jeu puisqu’elle a été capable de se projeter dans l’image de la “jeune fille au verre d’eau”) pour confronter doucement son interlocutrice à sa véritable nature, il n’hésite pas non plus à adopter un langage plus explicite. Il est néanmoins amusant de constater qu’il le fait par le biais d’une cassette VHS sur laquelle il enregistre cette tirade mémorable où il enjoint Amélie de “se cogner à la vie” (sous entendu : de rejoindre l’homme qu’elle aime et de sortir de son isolement rêveur). La prise de contact entre ces deux personnages n’est jamais directe — elle est tissée de sous-entendus ou a lieu par l’intermédiaire de médiums numériques, qui ne supposent pas d’interlocution (ou dialogue) entre eux. Car au fond, Dufayel et Amélie craignent tous les deux la présence de chair des autres, et ce pour des raisons différentes.

Ainsi, l’homme au squelette cassant et au regard acéré décharge Amélie de sa condition de deus ex machina (que ce soit dans la vie des membres de sa famille, de ses voisin.e.s ou de quasi inconnu.e.s) afin d’assurer momentanément cette fonction pour elle. A la fin du film, Amélie devient enfin le personnage principal de cette histoire qu’est sa vie par le biais de la relation amoureuse qu’elle débute avec un jeune homme amateur de photomatons et de trains fantômes.

Véronique et Amélie possèdent toutes les deux la faculté de se projeter dans des œuvres ou dans des objets afin de se réapproprier une existence morcelée ou perdue. Par ailleurs, ces projections nécessitent l’appui d’un tiers (présence amicale ou amoureuse), afin de les aider à dépasser ce stade pour s’ancrer dans ce réel et devenir enfin les protagonistes de leurs vies respectives.

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