Eleonore et Anne : de l'impossibilité à garder les pieds sur terre
[Cet article contient de nombreux spoilers sur The Pleasure of Being Robbed de Josh Sadfie et Anne at 13,000 Ft. de Kazik Radwanski]
Eleonore et Anne sont deux jeunes femmes aux allures d'oiseaux qui auraient été déchus de leurs ailes.
La première est la protagoniste principale du film The Pleasure of Being Robbed, le premier long-métrage de Joshua Sadfie (connu pour avoir réalisé des films tels que Good Time ou Uncut Gems avec son frère Ben) sorti en 2008. La seconde est l'héroïne du film Anne at 13,000 Ft. (2019) de Kazik Radwanski, un cinéaste canadien qui a fait des crises existentielles l'un de ses sujets de prédilection à l'écran. Le visionnage de ces deux films — qui ne possèdent (en apparence) pas tellement de rapport l'un avec l'autre — à une quinzaine de jours d'intervalle m'a donné envie de renouveler le format amorcé avec l'article sur Véronique et Amélie, à savoir une comparaison entre les deux héroïnes, leurs trajectoires et leurs principaux traits de caractère. (Comme c'était déjà le cas dans l'article précédent, je tiens à préciser qu'il s'agit d'une analyse purement subjective basée sur une comparaison entre deux films et pas d'une étude des caractères de personnages fictionnels à visée plus ou moins clinique !)
Les deux films sont à la fois faciles et difficiles à résumer. Pour dire les choses autrement : leur synopsis pourrait tenir sur un timbre poste mais c'est plus compliqué que ça. Cela va probablement avec le fait qu'ils appartiennent à la vaste catégorie fourre-tout des "films indépendants américains" (dans laquelle on fait rentrer aussi bien les films A24 — parmi lesquels on trouve notamment Uncut Gems qu'on a cité plus haut — et les films affiliés au festival Sundance que les films où les personnages principaux marmonnent et se posent des questions existentielles pendant 1h15 — pour caricaturer beaucoup). La densité des péripéties importe assez peu, puisque l'action réside essentiellement dans la perception du monde des personnages et la manière dont iels communiquent avec les autres. Ce sont les dialogues et les rencontres avec autrui ou soi-même qui font évoluer l'action du film, comme c'est également le cas pour tout être humain qui n'est pas un sujet de cinéma. D'ailleurs, l'exemple de The Pleasure of Being Robbed montre que la vie contamine souvent le cinéma : Eleonore n'est autre que l'avatar filmé d'Eleonore Hendricks, une actrice, photographe et directrice de casting qui fait partie de l'équipe de scénaristes du film et qui est une proche amie de Josh Sadfie. Dans un entretien donné aux Inrocks en 2009, ce dernier explique que le film n'aurait jamais vu le jour sans sa rencontre avec Eleonore : "The Pleasure of Being Robbed est avant tout le portrait d'Eleonore, qui n'a cessé de me fasciner depuis que je l'ai rencontrée, elle qui est capable, comme moi, de passer de la joie à la tristesse en moins d'une seconde." Il est difficile pour le/la spectateur.ice de ne pas se laisser également fasciner par Eleonore durant les 1h10 passées en sa compagnie, à errer dans les rues de New York, à dérober des objets à celles et ceux qu'elle rencontre ou à apprendre à conduire dans une voiture (volée) avec un ami, interprété par Josh Sadfie lui-même.
En français, le verbe "voler" possède plusieurs significations (le célèbre slogan de Mai 68 "Vous aussi vous pouvez voler" en offre d'ailleurs un bel exemple) : se mouvoir ou se soulever dans les airs avec des ailes (ou d'autres attributs) ou s'emparer d'un objet qui ne nous appartient pas. La seconde définition est la voie empruntée par Eleonore, qui passe ses journées à dérober des fruits, un sac renfermant des chatons ou un sac à main dans lequel elle trouve le Témoignage de Nicolas Sarkozy (certaines surprises sont moins agréables que d'autres). Le vol n'est pas une nécessité pour Eleonore, car la jeune femme possède un appartement et ne semble pas être en manque d'argent, notamment pour se nourrir. Contrairement à d'autres, elle pourrait très bien ne pas le faire mais dans le film, le vol est davantage synonyme d'une existence vécue sous le signe du hasard et des rencontres que d'un cas de cleptomanie (même si cette lecture est également possible).
The Pleasure of Being Robbed met également en images l'expression "instant volé". Un "instant volé", c'est une brèche qui s'ouvre dans le quotidien, un moment qui sort de l'ordinaire, une respiration à pleins poumons avant de replonger la tête sous l'eau. En apparence, la vie d'Eleonore semble être uniquement constituée de moments de ce genre puisque la jeune femme ne possède pas de cadre ou d'horaires définis par un travail ou des études. Elle organise ses journées comme elle le souhaite et passe l'essentiel de son temps à traîner dans la rue. Pourtant, cette vie (que beaucoup d'entre nous considéreraient comme marginale) prend parfois des allures de routine solitaire. Les gestes effectués par Eleonore sont toujours les mêmes, en dépit des techniques qu'elle renouvelle à chaque nouveau larcin — souvent effectué au nez et à la barbe des personnes concernées. Le fait de se livrer à un acte illicite sans assurer ses arrières peut être vu à la fois comme une manière d'ajouter du piquant à ce quotidien qui a pris des allures de routine au fil du temps et une sorte de jeu, pour tester ses limites et celles qui nous sont imposées par la vie en société.
La rencontre inopinée avec Josh, un vieil ami retrouvé par hasard dans la nuit new-yorkaise, fera donc office d'instant volé décisif dans cette longue série d'instants volés qu'est l'existence de la jeune femme. Ce dernier traversera sa vie, à la manière une comète qui ne scintille pas, mais il n'y restera que le temps d'une nuit passée à rouler jusqu'à Boston. En effet, Eleonore conserve toujours une forme de réserve et de distance en dépit de sa nature curieuse et enjouée, y compris lorsqu'elle dort chez Josh. Ce dernier semble l'admirer et éprouver de la tendresse pour elle — ce qui se manifeste dans les regards ou les compliments qu'il lui adresse — alors que la jeune femme ne lui témoigne qu'une gentillesse sincère mais un peu empruntée. Cela nous amène à donner une seconde signification aux larcins d'Eleonore : une manière de s'approcher des autres et de s'approprier quelque chose d'eux/elles sans qu'iels ne puissent la contraindre à demeurer à leurs côtés. Josh est la seule personne qui pourrait être en mesure de dérober quelque chose à celle qui ne peut rencontrer quelqu'un sans lui subtiliser discrètement son sac. Cela résulte du lien amical, trop maladroit pour éclore réellement, qui l'unit à Eleonore : pour être ami.e avec quelqu'un, il faut pouvoir donner de sa personne et de son temps, que ce soit en faisant certaines confidences ou en passant des moments privilégiés avec l'autre. Josh semble disposé à agir ainsi mais il reste trop de fleurs à sentir et de gens à connaître à Eleonore pour qu'elle puisse se trouver dans une disposition analogue à son égard. Les dernières scènes du film sont la preuve que la jeune femme ne peut se résoudre à épouser un cadre (y compris celui de la justice) et qu'elle est semblable à un papillon incapable de demeurer dans une chrysalide.
Anne at 13,000 Ft. est le troisième long-métrage de Kazik Radwanski. Il relate le quotidien d'une jeune femme travaillant dans un accueil périscolaire et dont la vie se trouve bouleversée par la séance de saut en parachute organisée pour l'enterrement de vie de jeune fille de sa meilleure amie. À partir de ce moment décisif, le contact de ses pieds avec la terre ferme devient pour elle synonyme d'enfermement — que ce soit au sens propre ou au sens figuré. Tout en continuant à s'entraîner pour effectuer un deuxième saut en parachute, Anne va tester ses limites et celles de ses proches.
Le générique donne le ton avant même que le film n'ait réellement commencé : le/la spectateur.ice contemple Anne lors de la fameuse scène de saut en parachute et en situation avec les enfants dont elle s'occupe. Les séquences sont brèves et en alternance les unes avec les autres, présentant une héroïne à l'identité d'emblée morcelée, partagée entre son travail à l'accueil périscolaire, l'aménagement de son nouveau logement où "elle n'a encore invité personne" en dehors de sa mère venue lui rendre visite et le fameux saut en parachute qui donnera sa tonalité au film. Contrairement aux jeunes femmes qui étaient présentes à l'enterrement de vie de jeune fille et qui ont vécu la même expérience qu'elle, Anne va cristalliser son existence autour de ce moment symbolique — et emprunter ainsi la première signification du verbe "voler". Cela réside peut-être dans le fait que ses attentes concernant ce que devrait être la vie sont plus élevées que les autres. Lorsqu'elle s'occupe des enfants, elle se dévoue entièrement à eux, allant jusqu'à participer à leurs activités au risque de négliger ses responsabilités. Pendant la sieste, elle se recouvre d'un tissu bleu transparent et se couche à côté d'eux, ce qui pousse sa collègue à lui demander ce qu'elle fait. Anne répond naturellement qu'il s'agit "d'une sieste de sirène". Sa collègue lui ordonne de se relever et lui dit qu'elle doit se contenter de surveiller les enfants.
En effet, si l'on se réfère aux normes sociales, le comportement d'Anne se rapproche davantage de celui d'un enfant que d'une jeune adulte. Dans son ouvrage Une vie à soi publié sous pseudonyme en 1934, la psychanalyste anglaise Marion Milner distingue la pensée des enfants de celle des adultes. Lorsqu'ils sont très jeunes, les enfants ne sont pas encore en mesure de savoir que le monde existe en dehors d'eux-mêmes. Ils pensent par exemple que le soleil les suit quand ils marchent, que "les sentiments et les idées sont des choses provisoires" et ne réalisent en aucun cas que "le monde entier n'est pas accablé par [leur] souffrance". Pour Marion Milner, être adulte consiste donc à être capable de "distinguer les pensées et les choses". Le film de Kazik Radwanski offre l'exemple touchant et curieux d'une jeune femme qui semble se trouver en marge de cette définition. La caméra effectue des cadrages permanents sur son visage, qui est la seule zone de netteté sur de nombreux de plans. À l'inverse, le monde autour d'elle semble flou et bigarré, comme si Anne n'y appartenait pas vraiment. Les codes sociaux qui concernent la famille, le travail ou les relations amoureuses sont abordés par elle sous l'angle de la "blague". Elle blague quand elle ramène le jeune homme qu'elle vient de rencontrer à un repas de famille sans prévenir personne et en annonçant qu'ils vont se marier, sans même avoir demandé son avis à l'intéressé, et elle blague encore quand elle balance un gobelet de thé vide sur une collègue qui lui a répété plusieurs fois d'aller le jeter, car les boissons chaudes ne sont pas autorisées auprès des enfants.
Cette idée de "blague" est particulièrement importante car elle se rapporte à la notion d'absurde. Anne at 13,000 Ft. offre au moins deux niveaux de lecture : Anne est une marginale souffrant d'un ou plusieurs troubles psychiques et le saut en parachute a mis en lumière des soucis qu'elle avait déjà auparavant ou, si on se réfère au courant absurde, la vie n'a aucun sens et le comportement du personnage dévoile l'aspect arbitraire des codes et des normes que nous empruntons tous.tes. Il existe encore une troisième option, empruntée à Milan Kundera et à son célèbre roman L'insoutenable légèreté de l'être : le saut en parachute a permis à la jeune femme de connaître cette "insoutenable légèreté" dont tout le monde ne fait pas forcément l'expérience dans la vie. Délivrée de la nécessité et de la lourdeur de l'existence sur Terre (symbolisée chez Kundera par le "Es muß sein! " ("Il le faut !") emprunté au Quatuor à cordes no. 16 de Beethoven), Anne fait l'expérience momentanée de la légèreté et de la contingence.
Cherchant ensuite refuge auprès des enfants, qui ne possèdent pas encore (ou très peu) d'a priori sur ce que doit être le monde, elle tente à grand-peine de garder ses ailes déployées dans un monde qui ne laisse pas beaucoup de place aux existences dont les trajectoires sortent des "Es muß sein! " La question est de savoir si le deuxième saut en parachute d'Anne constituera un nouvel instant suspendu ou s'il sera dans la continuité du premier et ne lui apportera qu'une sensation agréable mais déjà synonyme de routine.
Eleonore et Anne possèdent toutes les deux des difficultés à comprendre certaines conventions sociales, qu'elles vont tenter de contourner, en effectuant un pas (vol) de côté. On peut rapporter ces deux manières d'être au monde à la notion de "création" définie par Pierre Bayard dans son essai Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Minuit, 2013), à savoir "cette capacité à sortir du cadre qui n'est pas seulement un cadre administratif mais un cadre inconscient de la pensée". Même si les deux personnages sont bien loin des figures de résistant.es ou de Justes décrites par Bayard, il n'en reste pas moins qu'elles ne souhaitent pas entrer dans des catégories de pensée préexistantes. Quant au fait de trancher s'il s'agit d'un projet fou, vaniteux ou révolutionnaire, ce sera au/à la spectateur.ice d'en juger car les deux réalisateurs choisissent délibérément de ne pas répondre à cette question qui n'a peut-être pas lieu d'être.
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