Bruits de la ville, musique noise et subjectivité
La raison qui me pousse à écrire cet article est à la fois banale et singulière, basée sur cette expérience que font celles et ceux qui habitent en ville : le bruit permanent et la manière dont ce dernier envahit notre espace domestique. Chaque personne qui vit dans des rues passantes et bruyantes a déjà fait l'expérience de ce bruit continu qui brouille les frontières entre le dehors et le dedans. "La rue assourdissante autour de moi hurlait" (Baudelaire, "À une passante", 1855) — en plus d'être l'un des vers les plus célèbres de la poésie française, cela pourrait devenir le mantra de celles et ceux qui subissent des nuisances sonores au quotidien. Nous ne sommes pas égaux.ales face au bruit et à ses effets : certaines personnes sont plus affectées que d'autres par les situations bruyantes, notamment celles qui souffrent d'hyperacousie, une forme d'hypersensibilité auditive extrêmement gênante au quotidien. Si le fait de se mettre en quête d'un lieu entièrement silencieux demeure vain car le silence complet n'existe pas (plus) en 2021, il n'en demeure pas moins que cette idée demeure tentante quand on vit en plein centre-ville avec tout ce que ça suppose.
Paradoxalement, j'ai tendance à rechercher la présence du bruit dans le domaine musical, que ce soit dans la distorsion des guitares et l'utilisation plus ou moins abusive de pédales d'effet du shoegaze, le "mal joué" des musicien.nes punk ou les effets larsen de la musique noise.
Cette contradiction sera donc le point de départ d'une petite réflexion sur le bruit et l'expérience que nous en faisons, que ce soit au quotidien ou dans le cadre de l'écoute d'un album ou d'un concert de noise.
Bruit(s) défini(s)
Si on se réfère à la définition donnée par le CNRTL, un bruit est un "ensemble de sons, d'intensité variable, dépourvus d'harmonie, résultant de vibrations irrégulières". À l'inverse, la musique est définie comme une "combinaison harmonieuse ou expressive de sons" — un son étant une "sensation auditive produite sur l'organe de l'ouïe par la vibration périodique [...] d'une onde matérielle propagée dans un milieu élastique [...] ce qui frappe l'ouïe avec un caractère plus ou moins tonal ou musical, en opposition à un bruit". Il est intéressant de noter que le bruit et le son sont d'emblée mis en opposition dans les définitions proposées ci-dessus, que ce soit en terme d'harmonie ou de périodicité. Or, la noise est souvent considérée comme une musique constituée de bruits. De prime abord, elle semble conjuguer à elle seule ces deux définitions qui sont aux antipodes l'une de l'autre.
Dans son article "Du bruit, de la noise et de la musique" (2016) consacré à la réception de la musique noise, le chercheur Marc-Antoine Dion distingue trois types de bruits différents en se basant sur la thèse de philosophie Beyond Unwanted Sound: Noise, Affect and Aesthetic Moralism de Marie-Suzanne Thompson (2014) :
- Le bruit "orienté sur le sujet" : les bruits du quotidien, distingués par le sujet en fonction de "l'attention" qu'il leur réserve.
- Le bruit "orienté sur l'objet" : selon la définition donnée par David Novak dans Japanoise: Music at the Edge of Circulation, il s'agit tout simplement des bruits définis en tant que "signaux non périodiques par opposition aux signaux périodiques des tonalités musicales". Marc-Antoine Dion ajoute que "cette conception permet de poser l'existence de sons physiquement désagréables à l'humain". En effet, elle se focalise sur des notions physiques et pas simplement sur des capacités attentionnelles subjectives.
- Le bruit "éthico-affectif" : En s'appuyant toujours sur la thèse de Marie-Suzanne Thompson, Dion indique qu'il s'agit du "bruit en tant que flux de vibrations non signifiantes mais affectant néanmoins le corps en tant que forces transformatrices". Autrement dit, "c'est l'humain dans un monde de sons, comme partie intégrante d'un système de vibrations".
Marc-Antoine Dion situe donc la noise dans la troisième catégorie. Malgré l'aspect perturbant et violent de certains morceaux — pouvant s'apparenter au bruit subi pour les auditeur.ices qui n'apprécient pas ce genre musical particulier — la noise agit toujours sur celui ou celle qui l'écoute.
On pourrait objecter à cela que le bruit agit également sur nous : par exemple, si notre logement donne sur une rue très bruyante, il y a de fortes chances pour que les nuisances sonores qui en découlent affectent notre humeur ou notre capacité d'attention. Est-ce que cela signifie que l'irritation qu'on peut ressentir à l'écoute d'un album de noise (ou dans l'ambiance immersive d'une salle de concert) est similaire à celle qu'on éprouve dans l'exemple du voisinage d'une rue bruyante ? Pas vraiment, car il existe une différence majeure entre ces deux situations : la première relève de l'expérience subjective volontaire alors que la seconde n'est pas voulue par le sujet, qui ne peut que se résoudre à adapter son mode de vie à ce nouvel environnement sonore (si tant est que ce soit possible).
Du bruit subi à l'expérience du bruit
Cela nous ramène à la problématique de l'article de Marc-Antoine Dion : pourquoi écoute -t-on de la noise ? Que recherchent les auditeur.ices de ce genre de musique ? La réponse est simple : une expérience qui sort de l'ordinaire. En s'appuyant sur les propos d'auteurs comme le psychologue John Dewey et son essai Experience and nature (1925), le chercheur en cognition musicale David Huron ou le philosophe Jacques Rancière, Dion explique qu'il est "nécessaire qu'il y ait divergence" dans "la relation de l'attente et de l'expérience". Si un concert se déroule exactement comme nous l'avions imaginé, il y a de fortes chances pour qu'il ne nous apporte pas grand-chose, même s'il s'agit d'un bon moment. La plupart des concerts de noise échappent à ce paramètre en raison de leur caractère fortement imprévisible, défiant de nombreuses convenances et règles préétablies — pour citer un exemple bien connu, les membres du célèbre groupe de japanoise Hijokaidan sont connus pour avoir vomi ou uriné sur scène lors de leurs performances les plus extrêmes... Il est donc extrêmement difficile de se projeter à l'avance dans l'atmosphère d'un concert de noise ou d'avoir des attentes sur ce qu'on va entendre dans un album de Merzbow ou d'Uboa. Dion en conclue la chose suivante : "plus la noise déstabilise, plus l'individu sera engagé dans un processus visant à faire sens à ce qui ne l'est pas initialement. On travaille à faire une place à cette surprise parmi les expériences ordinaires, à la connaître". Les propos de Rancière à propos de l'émancipation du spectateur vont également dans ce sens : "Etre spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir".
Si on reprend l'exemple de la comparaison entre les nuisances sonores de la rue bruyante et le concert de noise, une nouvelle distinction se dessine entre le/la spectateur.ice devenu.e acteur.ice d'une expérience choisie ayant élargi son horizon d'attente et le/la spectateur.ice passif.ve, subissant son environnement sonore quotidien. Dans les deux cas, nous sommes témoins d'un événement que nous n'avons pas créé — c'est en cela que le terme de "spectateur" prend tout son sens. Pourtant, nous faisons appel à deux types d'écoute différents. Dans le cas du concert, nous allons tenter de retenir un maximum de choses de cette expérience, qu'elle soit positive ou négative. Nous ferons appel à nos capacités d'analyse et de concentration, ce qui ne sera évidemment pas le cas vis-à-vis de l'environnement sonore plus ou moins bruyant dans lequel nous baignons chaque jour. Nous préférerons apprendre à ignorer ces bruits, nous y accoutumer ou les fuir si cela devient nécessaire. Il ne s'agira donc pas d'une expérience fugitive, voulue et intense qui va "transformer le savoir de l'auditeur et de l'auditrice", pour reprendre les mots de Marc-Antoine Dion.
La subjectivité comme refuge
Pourtant, il existe peut-être un antidote au bruit subi, sans aller jusqu'à qualifier ce dernier d'expérience. Cette solution nous est amenée par la psychanalyste, psychologue clinicienne, musicienne et musicothérapeute Edith Lecourt. Dans son article "Au sortir du bruit", publié dans le n°261 du Journal des Psychologues, cette dernière souligne le fait que la définition de "musique" varie selon les individus : "Si [...] comme les tenants de la musique concrète (P. Schaeffer, P. Henry), j’entends des bruits de mon environnement comme de la musique, alors il y a des chances pour que je me sente beaucoup moins agressée par les environnements sonores quotidiens : P. Henry (2004) n’a-t-il pas composé un Concerto pour une porte et un soupir, avec, pour seul instrument, les grincements de sa porte de grenier ?"
La rue assourdissante ne hurle donc jamais ailleurs qu'en nous-mêmes. L'échappatoire se trouve — comme souvent — dans notre subjectivité, lorsque nous sommes en mesure d'y avoir recours. C'est très précisément la démarche qu'ont adopté les pionniers de la musique concrète mentionnés par Edith Lecourt : transformer les bruits parfois ingrats du quotidien en pièces musicales, jouées dans des salles de concert, devant un public et créer ainsi une nouvelle forme d'expérience qui sera retransmise ensuite sur le support d'un vinyle ou d'un CD. Du/de la musicien.ne au/à la spectateur.ice il n'y a qu'un pas (ou une onde), et si les limites entre la rue et la chambre se brouillent, il reste toujours la possibilité de se saisir de son micro.
Sources :
Dion, Marc-Antoine. (2016). Du bruit, de la noise et de la musique. Aspects Sociologiques. 23. 51. URL : https://www.researchgate.net/publication/299456061_Du_bruit_de_la_noise_et_de_la_musique
Lecourt Édith, « Au sortir du bruit », Le Journal des psychologues, 2008/8 (n° 261), p. 42-44. DOI : 10.3917/jdp.261.0042. URL : https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2008-8-page-42.htm
(Toutes les citations des auteur.ices anglophones cité.es dans l'article de Marc-Antoine Dion ont été traduites en français par lui-même.)
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