Coma et le regard sur soi
[La seconde partie de cet article comporte plusieurs spoilers sur Coma de Bertrand Bonello]
Il y a quelques semaines, j'ai eu le projet d'écrire un article sur le femcelcore — un aesthetic qui occupe de plus en plus de place sur les réseaux sociaux et dont les mots clés pourraient être les suivants : dépression/troubles psy divers, chaos, cynisme et références telles que Fiona Apple, Sylvia Plath ou My Year of Rest and Relaxation, le deuxième roman d'Ottessa Moshfegh.
Ce projet n'a pas abouti, et ce pour diverses raisons allant du manque d'organisation et de sources à l'impact qu'ont fini par avoir ces recherches sur mon quotidien. Plus j'avançais, plus je réalisais que, loin de me trouver face à un simple phénomène de mode à "étudier" avec le regard neutre et externe du/de la simple observateur.ice, j'étais moi-même immergée dans ces images, ces tendances ou ces expressions sans pour autant me revendiquer comme appartenant au femcelcore.
Comme beaucoup de personnes aujourd'hui — et plus spécialement des personnes ayant connu des jours meilleurs d'un point de vue psychique — je vis avec une forme d'urgence en moi. Urgence de tirer le maximum de mon quotidien, urgence de faire de tout élément négatif quelque chose de beau et de désirable. Urgence de recycler la moindre idée noire en texte ou en fanzine (y compris si ce dernier ne sort jamais des tréfonds de mon ordinateur ou de mes tiroirs), d'accoucher de métaphores ou d'images permettant d'illustrer une crise existentielle persistante. Il paraît inutile de préciser que ce sentiment est doublement renforcé par les réseaux sociaux et de revenir sur les aspects toxiques de ces derniers — comparaison permanente avec les autres et impression de ne jamais être à la hauteur, nécessité d'obtenir toujours plus de validation externe, temps passé à scroller jusqu'à l'épuisement, etc.
Le regard que l'on porte sur soi ne peut que se trouver modifié, voire dédoublé par la présence de ces étiquettes pourtant si attirantes. L'article "standing on the shoulders of complex female characters" de Rayne Fisher-Quann, lisible sur son Substack, constitue un témoignage particulièrement touchant et éclairant sur cette souffrance devenue une caractéristique esthétique et/ou un trait de personnalité :
"je suis dans ma "période femme-hystérique-du-siècle-dernier", pensais-je d'un ton déplaisant. je dors de façon irrégulière, je suis en larmes, j'écris et je ne suis jamais publiée, je vois des formes dans mon papier peint. je ne me lave jamais le visage, je mange sans compter, je ruine ma réputation. je m'assure de manger un carré de chocolat noir durant mes épisodes dépressifs pour qu'ils aient l'air sexy dans mes mémoires. même quand je suis incontestablement au plus bas, je vis toujours mes expériences de vie à travers le regard d'une consommatrice (...)"
Associer son mal-être à des éléments externes peut certes constituer une aide mais il faut toujours faire attention de ne pas se laisser absorber par ces derniers en devenant une liste de références et de produits en lieu et place de son statut de sujet. Mais évidemment, cela est beaucoup plus facile à dire qu'à faire.
Sans trop savoir pourquoi, ces quelques réflexions me sont revenues à l'esprit lorsque j'ai vu Coma de Bertrand Bonello, sorti le 16 novembre au cinéma. Le synopsis de ce film paraît très simple : le/la spectateur.ice est invité.e à pénétrer dans les rêves et les cauchemars d'une adolescente enfermée chez elle.
Coma, Bertrand Bonello (2022) |
Dans les premières scènes suivant le (très beau) prologue, le film baigne dans une tonalité quotidienne. Alors que l'adolescente rédige un mail au contenu énigmatique, vite refermé pour accéder à une vidéo de Patricia Coma — youtubeuse aux propos cryptiques et étranges — nous la regardons effectuer des activités que nous faisons tous les jours sans réfléchir, sur nos ordinateurs/téléphones ou dans l'espace rassurant de notre logement. Mais très vite, la situation dérape. La chambre ne paraît plus si rassurante, les Barbie de l'adolescente sont en pleine crise existentielle et commencent à citer des tweets de Trump, une réunion Zoom entre amies se termine de façon étrange.
Coma se présente comme le parfait entre-deux entre un aspect familier, représentée par l'adolescente qui semble vivre l'essentiel de sa vie à l'intérieur de sa chambre et rappelle les confinements que nous avons tous.tes vécu de manière plus ou moins sereine et privilégiée, et quelque chose d'inquiétant, qui semble presque anti-naturel, notamment incarné par la présence des Barbie jouant un soap à teneur philosophico-psychanalytique et les scènes dans la forêt.
Le malaise et la peur ne sont jamais loin, alors que rien d'effrayant n'est montré à l'écran. Comme dans la définition de "l'inquiétante étrangeté" donnée par Freud dans son essai éponyme paru en 1919, Coma se situe à l'extrême limite entre le familier et l'inquiétant.
Dans cet essai, Freud a souhaité se détacher de la définition du terme Unheimlich (traduit en français par "inquiétante étrangeté"), donnée par le psychiatre allemand Ernst Jentsch dans A propos de la psychologie de l'inquiétante étrangeté (1906). La théorie de ce dernier demeure aujourd'hui bien connue : "l'inquiétante étrangeté" serait provoquée par la rencontre avec une créature inanimée présentant une ressemblance troublante avec un être humain, comme une poupée, un automate ou un robot (voir la Vallée de l'étrange de Masahiro Mori). Pour Freud, cette définition est insuffisante. "L'inquiétante étrangeté" serait plutôt le retour d'un élément familier devenu menaçant parce qu'il a été refoulé dans l'inconscient, autrement dit ce qui aurait dû demeurer caché mais qui refait surface sous la forme du sentiment d'angoisse. Coma retranscrit parfaitement à l'écran ce sentiment indescriptible et impossible à rationaliser, comme si le moindre événement pouvait basculer d'un instant à l'autre alors que tout est calme et rien ne chavire jamais (ou presque).
Cette angoisse est évidemment accentuée par le fait que l'on semble se regarder exister sans vraiment vivre pour autant. L'adolescente regarde les vidéos de Patricia Coma, qui ont une incidence directe sur son existence puisqu'elles la poussent à se questionner sur le libre-arbitre. À d'autres moments, c'est Patricia Coma qui regarde l'adolescente et qui semble avoir tourné ces vidéos uniquement pour elle, comme si ces dernières contenaient un message caché à son adresse ou une manière de se montrer solidaire avec ses états d'âme fluctuants. Le/la spectateur.ice regarde l'adolescente qui regarde elle-même Patricia Coma sur son écran ou se regarde appeler une amie sur Facetime. L'adolescente est regardée par des caméras de surveillance dès qu'elle sort de chez elle. Loin de se faire oublier, la caméra investit tous les espaces jusqu'à les parasiter. Même lorsque l'adolescente ne se filme pas avec son téléphone, sa vie semble perpétuellement mise en scène et influencée par le contenu qu'elle regarde.
Seule la zone de la forêt échappe à cette mise en scène de soi-même. Si elle paraît menaçante et terriblement dérangeante à première vue, semblable à un cauchemar dont on ne parvient pas à s'extirper y compris au réveil, cette forêt demeure le seul endroit où on est véritablement libre, avec le danger que cela suppose. En arrivant (sans savoir comment) dans la forêt, on se déleste du déterminisme pour pénétrer dans une zone de non-droit semblable à des limbes troublantes. Les objets du quotidien (y compris le fameux "Révélateur" de Patricia Coma) n'y fonctionnement pas et le regard surplombant imposé par les écrans n'existe plus. Il est d'ailleurs important de noter que toutes ces scènes sont tournées en caméra subjective. Nous ne voyons plus l'adolescente mais nous adoptons son regard. Loin de son quotidien bien réglé, des limites étouffantes de sa jolie chambre, elle avance sans savoir où elle va et quelles personnes elle risque de rencontrer.
À titre de conclusion, peut-être pourrait-on se demander comment regagner sa propre forêt, avec toute l'angoisse que cela suppose ou se rappeler au contraire que cette dernière n'est jamais vraiment perdue. Chaque moment passé sans se raccrocher à une quelconque dimension horaire, à nouer des relations échappant à toute étiquette, à laisser vagabonder ses pensées sans chercher à les contrôler, le tout sans avoir recours à l'œil d'une caméra, constitue un premier pas vers ces limbes impossibles à rejoindre autrement que par l'intermédiaire des rêves.
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