À une période pas si lointaine, c’est-à-dire avant « l’ère du numérique » marquée par l’explosion du téléchargement de musique (1), écouter un album ne résultait pas d’une action instantanée mais d’un passage obligatoire par les bacs du disquaire ou de la médiathèque, à moins d’avoir le disque en question chez soi ou de l'emprunter à quelqu'un·e. Aujourd’hui, il est tout à fait possible de sauter l’étape du disquaire et d’écouter immédiatement l’album via Youtube, Bandcamp ou Spotify.
Pendant le premier confinement, j’ai passé une bonne partie de mes journées à passer d’un album à l’autre. Je divisais ces « écoutes » en deux types de moments : les albums destinés à accompagner l’écriture de mes partiels et les albums que j’écoutais durant mon temps libre. Comme pour beaucoup de monde, la musique servait de marqueur temporel pour structurer mes journées. Je dois convenir — avec beaucoup de honte — que le fait d’avoir un accès immédiat à la moindre envie ou lubie musicale compensait la fermeture des commerces et lieux culturels. Retranchée dans l’espace rassurant de ma chambre, comme toutes les personnes qui ont eu le privilège d’être confinées dans de bonnes conditions, l’envie de sortir s’amenuisait, remplacée par celle de
découvrir, d’
accumuler des moments d’écoute ou de visionnage suspendus, dans l’espoir que cet enfermement forcé serve au moins à quelque chose. La musique faisait fonction de remplissage. Ce n’était ni une bonne ni une mauvaise chose mais ce dont je ressentais le besoin à ce moment-là.
De manière générale, il n'est plus tellement possible d'éprouver le vide de l'ennui puisqu'il est facile d'occuper chaque seconde de son existence avec du contenu. Si TikTok compte aujourd'hui plus d'un milliard d'utilisateurices mensuel·les et que sa fréquentation a explosé pendant le premier confinement, c'est avant tout parce que cette application offre la possibilité d'accéder à un flux de contenu infini destiné au divertissement et d'éviter ainsi de se trouver face au manque, dans toute sa matérialité poisseuse et désagréable. Un phénomène approchant se produit avec Spotify. Il est possible de passer des heures à alimenter ses playlists (ou que l'algorithme le fasse pour nous) et il est extrêmement rare de ne pas avoir accès à la discographie d'un·e artiste ou d'un groupe quand on en éprouve l'envie.
Si l'on reprend l'exemple des confinements, le streaming audio était probablement rassurant pour plus d'un·e d'entre nous car il permettait précisément d'équilibrer le manque omniprésent — manque de lits dans les hôpitaux, de certaines denrées alimentaires dans les supermarchés voire de lieu à soi pour les personnes confinées dans de mauvaises conditions (si l'on peut parler de "confinement" dans le cas des personnes sans domicile). Accumuler des playlists ou remplir sa bibliothèque d'albums à écouter peut aussi constituer une ligne d'horizon, une sorte de fenêtre virtuelle ou de journal métaphorique.
Par ailleurs, le manque constitue lui-même un horizon. En psychanalyse, ce dernier est considéré comme un élément inhérent à la constitution du sujet. L'objet a (dit "petit a") cause du désir, théorisé par Jacques Lacan dans ses séminaires sur la relation d'objet ou sur l'angoisse, représente précisément ce "manque à être" présent en chaque sujet. Contrairement à ce que le discours capitaliste et consumériste voudrait faire entendre, le désir ne peut jamais être assouvi, et surtout pas par le biais de la consommation. Le phénomène d'angoisse se produit précisément lorsque "le manque vient à manquer" selon Lacan, "c'est-à-dire quand il y a objet et quand il y a trop d'objets" (2). Si l'on reprend l'exemple de Spotify et de son offre gigantesque, le simple fait de sélectionner un album à écouter peut devenir une tâche angoissante et/ou vaine. Les pages des groupes sont présentées de la même manière et, si l'application génère un nombre infini de playlists attrayantes, correspondant à des ambiances ou à des humeurs particulières, rien ne sort spécialement du lot. Là où un·e disquaire mettra en valeur des disques selon ses goûts dans son magasin (y compris parmi les nouveautés), l'application ne propose qu'une offre dans laquelle on finit par se noyer.
À partir du moment où chaque album devient à sa portée, le manque comme terrain fertile de la curiosité disparaît et avec lui les nécessaires sensations de surprise ou de déception présentes lorsqu'on se trouve confronté·e au format physique.
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Brian Eno |
L’étymologie du mot « expérience » est empruntée au terme latin experientia, qui signifie « essai », « épreuve » ou « tentative ». Peut-être que l’écoute sur une application de streaming musical colle moins à cette signification qu’un vinyle rayé et la déception qui en découle, mais elle fait partie prenante des pratiques d’écoute actuelles malgré l'absence relative de surprise qui en résulte. Chacune de ces pratiques est susceptible de s’adapter à une ambiance, une émotion ou un lieu, comme le montre le docteur en sociologie Raphaël Nowak dans son article "Consommer la musique à l'ère du numérique".
Nous avons tous·tes vécu des expériences d’écoute qui nous sont restées en mémoire. Le vinyle favorise la création de souvenirs en raison de sa matérialité : c’est un objet physique que l’on peut s’échanger ou dont on peut accrocher la pochette si on en a le désir. Paradoxalement, l’une de mes expériences d’écoute les plus marquantes s’est faite sur mon téléphone il y a quelques années, pendant une journée d’été caniculaire et difficile à vivre. Lorsque j’ai lancé le premier titre de la
compilation Strategies Against Architecture ’80-’83 du célèbre groupe de rock industriel allemand Einstürzende Neubauten, je ne savais pas tellement à quoi m’attendre mais j’avais l’impression d’être à l’abri de toute sensation de déception. Cette compilation a constitué ma porte d’entrée vers la musique noise et industrielle ; il est fort probable que si je n’avais pas pu avoir y accès à ce moment où rien ne pouvait m’atteindre, je ne me serais jamais risquée à écouter cet album car il sortait totalement de mon horizon d’attente de l’époque. Les vinyles de ma collection étaient majoritairement des valeurs sûres, choisies avec soin parce qu’elles correspondaient à mes goûts et que je ne possédais (et ne possède toujours pas) le budget nécessaire pour acheter des disques inconnus destinés à me sortir de ma zone de confort.
Chaque album que l'on écoute ne constituera pas forcément une expérience. Certains disques passeront nécessairement aux oubliettes car ils n'étaient pas à notre goût ou que nous n'étions pas dans les dispositions nécessaires pour les apprécier. En ce sens, ces moments plus ou moins plaisants constituent des "tentatives" à part entière et méritent ainsi le titre d'expérience. Parce que l'on a été agacé·e ou poussé·e dans ses retranchements, que l'on a été déçu·e ou confronté·e à un objet défaillant.
Par exemple, la
création de l'ambient par Brian Eno est à la fois le fruit d'une coïncidence et de son immobilité forcée en raison d'un accident. Alors qu’il était en convalescence, une amie est venue le voir chez lui et a déposé un disque sur sa platine en partant : "Le volume du disque [des morceaux de harpes du XVIIIème
siècle] était bien trop faible mais je ne pouvais pas me lever pour l’augmenter. Et il pleuvait dehors… Donc je suis resté allongé, un peu frustré par cette situation. Mais j’ai commencé à écouter le son de la pluie et ces étranges notes de harpe, juste assez fortes pour être entendues à travers la pluie."
C'est ainsi qu'est née la musique ambient — d'un musicien convalescent et immobilisé dans son lit, qui a transformé un moment déplaisant en un genre musical nouveau.
Il ne s'agit pas non plus d'avoir une vision utilitariste de la création artistique en pensant qu'une expérience désagréable doit nécessairement servir et donner lieu à quelque chose de nouveau et de beau. Même si l'on n'est ni artiste ni musicien·ne, chacun·e possède sa propre histoire musicale personnelle et il est absolument impossible que tous les albums écoutés au cours d'une vie en fassent partie. Il est même parfois rassurant de se trouver en mesure d'émettre un jugement négatif sur un album car cela permet de montrer que tout ne se vaut pas et que notre cerveau finirait pas saturer si nous devions tout apprécier et garder en mémoire. Il n'est même pas nécessaire de mettre des mots sur chaque découverte mais de continuer à privilégier des temps de pause et de silence, y compris si nous faisons partie de celleux dont la vie est rythmée par les
guitares cotonneuses de Deerhunter ou la
douceur des "jardins invisibles" de Green-House. Il est parfois bienvenu de retirer son casque ou de débrancher sa platine, de prendre le tram sans ses écouteurs pour être en mesure d'accueillir toujours plus de musique en soi.
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(1) NOWAK Raphaël, « Consommer la musique à l’ère du numérique : vers une analyse des environnements sonores », Volume !, 2013/1 (N° 10) (en ligne). URL : http://journals.openedition.org/volume/3808 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.3808
(2) MILLER Jacques-Alain, « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, 2005/1 (N° 59), p. 65-103. DOI : 10.3917/lcdd.059.0065. URL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2005-1-page-65.htm
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