FIFTEEN AGAIN #1 Is this it - The Strokes (RCA, Rough Trade - 2001)
L'adolescence et la musique vont souvent de pair, que ce soit au cinéma ou chez les musicien·nes, journalistes musicales et musicaux ou les créateur·ice·s de fanzines. On en revient toujours au premier disque écouté, au premier vinyle ou CD acheté avec son argent de poche, à l'album qui a accompagné l'été de ses 14 ans passé à zoner et à fixer le vide en mangeant des glaces au chocolat comme Frankie Addams mais en moins bien. L'adolescence fascine toujours un peu, peut-être parce qu'on ne se rend pas bien compte à 15 ans que les choses qu'on écoute sans trop y faire attention façonneront nos goûts et nos fixettes dix ans plus tard, quand le cerveau aura atteint sa pseudo maturité.
Cette série aura donc pour (modeste) visée de présenter quelques disques d'adolescence en toute subjectivité. Premier épisode : les Strokes et leur premier album Is this it avec lequel on nous rebat les oreilles depuis 22 ans déjà.
© The Strokes par Roger Woolman (2002) |
Il est parfois compliqué de se rappeler du morceau ou de l'album par lequel on en est venu·e à écouter un groupe ou un·e artiste. En ce qui concerne les Strokes, cet élément m'est resté en mémoire de nombreuses années dans la longue liste des informations inutiles qui obstruent mon cerveau. Il s'agit de "Heart in a cage", qui figure dans l'album First Impressions of Earth sorti chez RCA en 2006. J'ai découvert ce morceau en 2014, peu de temps après ma rentrée en seconde, grâce à une compilation faite par mon père, qui passait de longues heures à traîner sur des blogs musicaux. Je me souviens qu'il m'est rapidement devenu difficile de passer une journée sans l'écouter même s'il était également synonyme d'une forme de nostalgie à la fois douloureuse et addictive. Peut-être était-ce dû aux images du clip (1) au noir et blanc à la fois lisse et granuleux — un Julian Casablancas condamné à rester allongé sur un trottoir new-yorkais trempé, Nikolai Frature pris d'assaut par des gens sans visage dans son costume blanc avant d'exploser sa basse sur le sol, imité par Fabrizio Moretti dont la batterie vole en éclats sans ménagement. Et puis il y avait ces paroles, capturées au vol puis relâchées comme des papillons étranges et magnifiques — "See I'm stuck in a city but I belong in a field" ou "Guess I got too excited when I thought you were around". "Heart in a cage" est de ces morceaux dont le sens réel vous échappe à 15 ans mais dont vous avez la vanité de penser que chaque phrase vous appartient ou que chaque riff de guitare a été placé là pour vous. Aujourd'hui, je me dis qu'il est un hymne à celles et ceux qui ne soutiennent pas la position verticale et qui étouffent dans des villes dont la structure ne permet pas de marcher à contre-courant.
Is this it a été le premier album que j'aie écouté du groupe et sans doute mon préféré, parce qu'il est absolument réjouissant et dépeint toute l'effervescence de ce qui était alors la toute jeune scène musicale new-yorkaise du début des années 2000 — l'ère de LCD Soundsystem, The Kills ou Yeah Yeah Yeahs, des jeunes personnes en jean slim, blouson de cuir et Converse dans des fêtes sans fin immortalisées au petit compact numérique ou aux dumb phones, et d'un New York pré-gentrifié où il était encore (un peu) possible de vivre décemment et de boire des pintes sans se ruiner (2). Au moment où je me mets à écouter les Strokes, New York a perdu ses allures de havre de paix underground depuis longtemps déjà mais je n'y pense pas tellement (ça viendra bien plus tard). Les 35 minutes et quelques de Is this it passent comme dans un rêve et je change de morceau préféré comme de t-shirt. Un jour, il s'agit de "Barely Legal" et de son (anti)guide pour vivre vite sans mourir jeune ponctué de passages de guitare qui donnent envie d'attaquer le béton avec ses Stan Smith, un autre de "Hard To Explain" dont le refrain ne peut qu'aller droit au cœur de toustes les Balance qui peuplent cette planète ("I say the right thing but act the wrong way / I like it right here but I cannot stay") et qui est probablement l'un des meilleurs morceaux de toute la discographie du groupe de par son rythme catchy et entêtant et sa production à la fois soignée et brouillonne.
L'ensemble de l'album est synonyme de rapidité et d'efficacité et son écoute s'avère délicieuse pour toutes les oreilles. Il y a quelque chose de l'urgence dans Is this it, une urgence qui ne dit pas son nom et qui est encore hypothétique, peut-être parce que l'album a été enregistré avant le 11 septembre 2001. Les Strokes se trouvent au bord d'un truc qui ne dit pas trop son nom. Un morceau comme "Trying Your Luck" a quelque chose de forcé et d'obsédant, quelque part entre chanson d'amour et auto-persuasion ("I know this is surreal / But I'll try my luck with you / Oh, this life is on my side / Oh, I'm your one"). Les mots ont des allures de bouées de sauvetage, mais on a déjà cessé de croire en la parole sans se l'avouer vraiment. C'est la fin d'une ère — Julian et sa bande ne le savent pas encore mais ils le pressentent.
Comme tous les meilleurs albums, Is this it est un disque à tiroirs, aux paroles cryptiques et attachantes et à la grande complexité musicale. Il est possible de l'écouter comme un condensé d'énergie, qui donne envie de passer sa vie en pleine effervescence mais l'album incite paradoxalement à s'extraire de la frénésie de la jeunesse pour se regarder exister. Il raconte l'absence de communication dans les rapports humains et démolit le mythe de l'âme sœur platonicien ("Ah see alone we stand, together we fall appart"). Un morceau comme "Someday" donne l'impression de voir défiler ses souvenirs alors qu'on a encore plein de choses à vivre et à ressentir. Is this it est à la fois un disque du mouvement et de l'introspection, de ce "temps d'apprendre à vivre" qu'il faut rejoindre en courant, de préférence avec un décapsuleur et une paire de chaussures qui permet de danser une nuit entière.
© The Strokes au Troubadour (Los Angeles) par Piper Ferguson (2001) |
L'état de mon CD de Is this it illustre le rapport entretenu avec le groupe à cette période : le disque est craquelé et rayé, le livret a été découpé pour pouvoir accrocher la photo de Julian Casablancas sur un mur recouvert d'images et d'affiches et le boîtier est cassé. Et pour cause, les Strokes sont peut-être le premier groupe à avoir eu une incidence sur mon existence. Leur musique m'a appris à m'immerger dans la discographie d'un·e artiste ou d'un groupe et à y faire mon nid alors que je papillonnais auparavant d'une chose à l'autre sans réussir à m'attacher vraiment à ce que j'écoutais. En dépit de sa propension à me faire tacchycarder de joie, cette dernière m'a apporté une forme d'équilibre et de constance à une période marqué par de nombreux changements. Avec les Strokes, j'ai appris ce que c'était que d'être fan d'un groupe et de m'investir dans une chose qui me dépassait et me donnait un semblant d'identité. Et puis au moment où je me suis rendue compte que je passais plus de temps à chercher des Casablancas ou des Hammond Jr. dans les couloirs du lycée ou dans les rues étroites, d'autres artistes ont pris le relais pour créer de nouveaux cercles vicieux.
Comme beaucoup d'autres personnes, je me suis réjouie à la sortie de l'EP Future Present Past en 2016, qui ne m'a laissé que peu de souvenirs, en dehors du refrain d'"Oblivius" qui adhère comme il faut au cortex pré-frontal, et de The New Abnormal en 2020. Cette sortie a eu lieu au beau milieu du premier confinement, à l'époque des couchers de soleil qui donnaient envie de mordre dans le ciel et où le rapport à autrui était envisagé sous l'angle de la contamination. En dépit de toutes les attentes que j'avais placées dans cet album, je ne l'ai pas apprécié et je m'en suis voulue. Et puis il y a eu "Ode To The Mets", le morceau qui clôture le disque et qui a un goût d'amertume déchirant mais assez doux. En dépit de ses habituels changements de tons, la voix de Julian Casablancas n'a jamais parue aussi proche et fragile. Elle déroule des kilomètres de souvenirs sur des bobines de film celluloid imaginaires et parle d'un Rubik's Cube impossible à résoudre. C'est l'heure de la rétrospection et du repos bien mérité au beau milieu d'un champ, loin de la ville et de ses rumeurs. Le New York pré-2001 n'existe plus qu'en rêve, l'adolescence aussi.
(1) Comme un écho à la thématique de cette série, voici un commentaire trouvé sous le clip de "Heart in a cage" en le visionnant pour la première fois depuis 9 ans (!) : "Honestly, this band was the first ever album i bought ( this is it ) , with my own money. And the first band i found on my own ( without anybody turning me on to them ) they are my band. They will forever be my band I love you guys. I honestly played room on fire until the CD cracked in half. I probably know every lyric to every song. I want to be like 16 again."
(2) À ce sujet, lire les propos de la journaliste Lizzy Goodman, autrice du livre Meet me in the bathroom. New York 2001-2011 : une épopée rock, recueillis dans le 673e numéro de Rock & Folk par Thomas E. Florin.
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