Notes subjectives sur le vrai soi à l'heure du Spotify wrapped

 Si la fin du mois de novembre est synonyme de neige boueuse et d’effluves de vin chaud plus ou moins supportables selon la sensibilité de son odorat, elle représente également le moment tant attendu du Spotify wrapped, sorte de condensé multicolore où on va découvrir son nombre d’heures totales d’écoute sur l’application ou son morceau favori de l’année (presque) écoulée. Pour effectuer le décompte, Spotify se base sur des données recueillies entre le 1er janvier et le 31 octobre, exception faite de cette année 2023 où ces dernières ont continué d’être recueillies jusqu’à fin novembre. L’usager·e doit écouter un morceau ou un podcast pendant trente minutes au minimum pour qu’ils soient susceptibles d’apparaître dans son wrapped, sauf dans le cas d’une session d’écoute privée. Les éléments écoutés dans ce cadre sont néanmoins comptabilisés dans le décompte total d’heures de musique.


Cette plongée dans notre intimité musicale se solde souvent par des partages sur les réseaux sociaux, où fleurissent une abondance de memes sur le sujet dès le milieu du mois de novembre. Le wrapped est devenu un rituel à part entière, quelque part entre exposition de soi et affirmation de son identité. À une époque où les frontières entre intimité et vie publique sont de plus en plus ténues, ce dernier permet de dire quelque chose de soi à l’autre. 


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Pour ma part, je me prête à ce rituel depuis quatre ans et ce dernier m’a permis de faire un constat à la fois doux et amer. Chaque année, je suis frappée par le contraste entre mes groupes et artistes les plus écouté·es et les références que je mets en avant aussi bien auprès des autres que sur ce blog ou dans mes fanzines. Par exemple, je me souviens d’avoir énormément écouté des artistes tel·les que Mitski, Shay ou Freeze Corleone tout en me présentant en même temps comme une amatrice de noise, de shoegaze ou de cold wave. Ainsi, le wrapped a parfois été un moment redouté car il me mettait face à ce que j’avais du plus intime et fissurait l’image que je souhaitais renvoyer aux autres. 


Avec les années, j’ai réalisé que cette apparente scission entre deux parties précieuses de mon identité avait possiblement un lien avec deux éléments qui vont bien au-delà du fait d’avoir « Boost » de PLK dans ses titres les plus écoutés alors qu’on est supposé·e ne jurer que par le glitch et les guitares saturées. 


Le premier n’est autre que le fait d’écouter du rap quand les féminismes queer font partie intégrante de nos vies. En ce qui me concerne, j’ai commencé à écouter du rap français alors que j’étais en troisième et ce genre musical n’a pas cessé de m’accompagner depuis cette époque où j’ai découvert un univers où la langue peut (enfin) être explorée dans toute sa musicalité et sa potentialité, loin des carcans subjectifs imposés par la grammaire. Au fil des années, j’ai également réalisé que le rap n’avait pas la nécessité de délivrer un message poignant ou politique et de manier les figures de rhétorique pour me toucher. L’autotune qui coule comme du miel chez PNL, la monomanie brûlante des prods de Flem pour Freeze Corleone ou Ashe 22 et le tranchant du débit de parole de Jazzy Bazz sont autant de critères qui me permettent d’apprécier un morceau. Le rap est peut-être le seul genre musical qui parvienne à me faire me lever le matin ou à me sortir de moi-même. Contrairement à d’autres personnes, je n’ai jamais été saisie par la frénésie bouillonnante du punk, même si je la comprends. Le rap parvient à faire exploser ma bulle pour le meilleur et à me ramener dans la réalité en réussissant l’exploit de me connecter à mon environnement. Si j’associe les guitares cristallines de la dreampop à l’introspection et au rêve, le rap me permet de ne pas perdre contact avec le monde. Par ailleurs, je me suis souvent posée la question (ou on l’a posée à ma place) de continuer d’écouter des rappeurs masculins qui ont le chic pour placer leur mère sur un piédestal avant de parler des meufs qu’ils veulent choper en termes plus qu’explicites deux phrases plus loin. Dans son édito pour le deuxième numéro du fanzine Cendres, Loulou, membre de l'association Pétroleuzes et fan absolue de rap français, pointe le paradoxe suivant : 

« Elle est là, la bombe. L’inquiétude ultime pour tellement de mecs, angoissés à l’idée qu’il puisse y avoir une contradiction interne dans nos féminismes. Ah oui, vraiment, heureusement que tu as remarqué que les paroles des sons que j’écoute en boucle étaient souvent sexistes. (…) Mais en fait, j’me sens pas concernée par les paroles moi non plus, mec. Moi non plus je m’identifie pas aux femmes dont ils parlent : elles sont pas plus moi que toi. (…) D’ailleurs, si les paroles sont problématiques pour moi, pourquoi elles le seraient moins pour toi ? » (1)

À vrai dire, il est difficile de retenir seulement un passage de cet édito tellement il résonne de justesse en mettant en lumière le caractère sexiste du conflit supposé entre rap et féminismes. En revendiquant son droit à la légèreté en tant que féministe, comme le met en avant Loulou dans son merveilleux texte, il est possible de mettre fin à la culpabilité et à la coupure opérée entre deux parties de soi. De là, on en revient au droit de continuer à apprécier l’écoute de Gazo ou Ziak et de ne pas bouder son plaisir de les avoir dans son top titres de l’année tout en continuant défendre les idées qui nous donnent une raison d’être.



Le wrapped et la mise en lumière de ces deux parties apparemment antagonistes de moi-même me ramènent à la question de l’identité. Cette dernière est au cœur même de la création d’un objet tel que le fanzine, qu’il est difficile de considérer autrement que comme une bouteille à la mer pour créer du lien avec des personnes qui ont des centres d’intérêt similaires ou mettre en œuvre un moyen d’expression qui nous est propre. Au moment où j’ai créé mon premier fanzine en L2, je passais des années de fac qui ressemblaient davantage au meme de la petite souris qu’à l’éclate permanente. Ce projet m’a donné à la fois une raison de supporter des cours interminables et une nouvelle identité. Plus que toutes les autres formes d’art, la musique m’a permis de m’ouvrir aux autres, de rencontrer des personnes incroyables et de vivre des expériences de concert fantastiques. Ma curiosité toujours croissante et la découverte de sonorités soyeuses ou agressives pour mes oreilles m’ont donné une place dans une communauté qui m’a possiblement sauvée d’un bon nombre de choses. Paradoxalement, l’appartenance au milieu du fanzine musical s’est accompagné par le refoulement d’une partie de moi "mainstream" ou paradoxale, qui ne me semblait pas cohérente avec les valeurs et les artistes que je défendais. Grâce à ma sœur, des ami·es ou des personnes rencontrées dans le milieu de la musique, j’ai fini par comprendre au bout de quelques années que chacun·e possédait une vision de la musique cohérente et personnelle. Pour ma part, je préfère désormais traquer les sonorités ou les effets qui m’attirent, sans me préoccuper des genres musicaux. Par exemple, mon attraction pour la reverb m’a sensibilisée aussi bien au dancehall et au dub qu’au shoegaze. 


Comme tant d’autres domaines, la connaissance et l’affirmation de soi dans le domaine des goûts musicaux prennent du temps, si ce n’est tout une vie. Il faut savoir accepter ses paradoxes et les mettre en lumière. Cette année, mon top titre a été « Metaverse » de Rim’K et Freeze Corleone alors mon groupe le plus écouté était bar italia. Il n’y a pas d’erreur à chercher ici mais plutôt une réconciliation entre des éléments disparates.



(1) Les numéros 2 (Boum Boum Chicks Chicks) et 3 (Spatiale) du zine Cendres sont à retrouver dans les librairies indépendantes strasbourgeoises <3

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