L’electroclash a traversé le ciel des musiques électroniques comme une comète fugitive, que la postérité a classé quelque part entre la légende et l’acte manqué. Ce genre musical à la fois dansant, queer et refusant de se prendre au sérieux, en rupture avec la techno qui était alors de mise sur le dancefloor, avait notamment pour vedettes des groupes et artistes comme Fischerspooner, Felix Da Housecat, Tiga, Miss Kittin & The Hacker ou Ladytron. Raillée par les critiques lors de ses débuts, mise de côté par celles et ceux qui l’ont faite parce que cette étiquette, inventée par un DJ habitué des fêtes de Brooklyn, ne leur convenait pas et réactivée à l’envie depuis son extinction au milieu des années 2000 pour faire place nette à Lady GaGa ou Ke$ha, l’electroclash n’a pas cessé de diviser et de faire monter les puristes de la musique électronique dans les tours. Retour en trois épisodes sur ce phénomène, en commençant par quelques-unes de ses influences : Kraftwerk, la new wave, un étrange film de science-fiction DIY et pour finir, le Detroit d’Underground Resistance et de la galaxie aquatique et robotique gravitant autour de Drexciya.
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Quand on s’intéresse aux musiques électroniques qui ont émergé à partir des années 80, il est toujours impressionnant de constater à quel point l’influence de Kraftwerk se fait ressentir, de la new wave à la house et à la techno dans les années 90 en passant par le hip hop (1). L’electroclash ne fait pas exception : on y retrouve également l’influence musicale et esthétique du groupe, fondé à Düsseldorf en 1970 par Florian Schneider-Esleben et Ralf Hütter, deux anciens élèves du conservatoire. À l’instar des membres de Kraftwerk, les artistes d’electroclash étaient particulièrement friand·es du son des synthétiseurs analogiques, comme l’explique Eric Shorey dans l'article « What Was Electroclash and Where Did it Go? ». En effet, les Allemands se sont faits connaître par leur utilisation de boîtes à rythmes, de synthétiseurs comme le Minimoog et du vocodeur, leur effet vocal signature, qui donne une nuance robotique aux voix. Les créateurs de Kraftwerk sont nés peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe traumatisée, où beaucoup de choses étaient à reconstruire. Les univers et les paroles de leurs morceaux dressent aussi bien un inventaire détaché de la destruction que de la porosité entre humain·es et machines. Cet imaginaire réapparaît chez bon nombre d’artistes d’electroclash, qui peinent à trouver leur place dans un monde chaotique, marqué par le 11 septembre 2001, les guerres du Golfe et le capitalisme toujours grimpant : en témoignent les deux premiers albums de Ladytron et notamment leur morceau « Light & Magic », extrait du disque éponyme (Emperor Norton/Telstar, 2002), où on retrouve une utilisation nostalgique du vocodeur avec des paroles à la fois désabusées et mécaniques, qui vont néanmoins droit au cœur (« The kids are free, now all they need is a gift from their mum and dad / They heard the tones of Spanish phones stranded in the sand ») ou encore « Stock Exchange » de Miss Kittin & The Hacker (First Album, International Deejay Gigolo Records, 2001) qui relate l’histoire d’une femme d’affaires désabusée et suicidaire sur fond de synthétiseurs vaporeux et de boîte à rythmes sautillantes (« Madonna's Into the Groove, in my cellphone / Ringing like a non-stop metronome / My psych told me to go to a spa / But my jet is flying to Vienna, Austria »). Dans son article, Shorey relève également l’intérêt des artistes pour les univers dystopiques, à l’image du Blade Runner de Ridley Scott (1982), l’adaptation cinématographique très libre de Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, dans lequel un ancien policier traque les « réplicants », des robots à l’apparence humaine dans le Los Angeles de 2019, ou des romans d’anticipation de J.G. Ballard, tels que The Atrocity Exhibition (1969) ou sa fameuse Trilogie du Béton où on retrouve le très controversé Crash, qui a été porté à l’écran par David Cronenberg en 1996. Ce goût prononcé pour la science-fiction — et plus précisément pour la noirceur des dystopies — va de pair avec ce dixième degré à la fois mordant et désabusé qu’on retrouve dans bon nombre des paroles des morceaux d’electroclash, à égalité avec des références à la nightlife et tout ce qui va avec — drogues diverses, fêtes interminables, collants résille, vêtements fluorescents ou histoires d’amour tuées dans l’œuf.
Beaucoup d’artistes electroclash souhaitaient revisiter les groupes et genres emblématiques des années 70 et 80, comme Kraftwerk mais également le disco et la new wave, ce genre musical qui succède au punk et englobe aussi bien la synth-pop que le post-punk, avec une appétence pour les synthétiseurs sautillants, des paroles ironiques et mordantes et un sens de l’esthétique et/ou de la mode souvent recherché. La compilation This is Electroclash, sortie sur le label Hypnotic en 2003, rassemble à la fois les artistes et morceaux emblématiques du genre (Ladytron, Felix Da Housecat ou le duo suédois Ambra Red) et des versions originales ou remixées de morceaux plus anciens, notamment sortis dans les années 80. L’examen de la tracklist révèle une prédominance de groupes et d’artistes new wave, et plus spécifiquement synth-pop, et le choix des titres n’est pas anodin. Si on s’attarde sur quelques exemples, « Tainted Love » de Soft Cell (1981) est considéré comme l’un des tubes de la new wave et le duo était connu pour ses paroles à la fois sombres et romantiques et un certain goût pour la provocation, « Sex (I’m A) » du groupe californien Berlin était présent sur l’album Pleasure Victim (1982), dont la pochette à la fois sombre et voyeuriste évoque également une esthétique dystopique et les paroles du morceau « Warm Leatherette » de The Normal (1978) font référence à Crash de Ballard. Tous les chemins mènent ainsi aux villes nocturnes vidées de leur substance par la froideur des aliens mais aussi à une forme de kitsch dégoulinant et coloré. Cette tracklist est particulièrement parlante puisqu’elle résume à elle seule les contradictions et les réhabilitations chères à l’electroclash : se réapproprier des morceaux jugés démodés ou carrément de mauvais goût pour les ériger au statut de manifestes à prendre au dixième degré.
Cette dualité entre extravagance colorée et détachement quasi nihiliste se retrouve particulièrement dans Liquid Sky de Slava Tsukerman. Ce film expérimental et DIY, sorti en 1982, est devenu rétrospectivement le manifeste des artistes de la scène electroclash, aussi bien d’un point de vue esthétique et vestimentaire qu’au niveau de la bande-originale, composée sur un synthétiseur/sampler Fairlight CMI par Brenda Hutchinson. On y retrouve des envolées synthétiques cheap et lo-fi, très influencées par la musique et l’esthétique new wave, tout en étant beaucoup plus froides et davantage du côté d’un punk dépouillé à synthés et à boîtes à rythmes (voir le morceau « Me and My Rythm Box »). L’intrigue du film est particulièrement étrange : des aliens ont élu domicile au-dessus de l’appartement d’une mannequin et d’une musicienne électronique et tuent les personnes qui y atteignent la jouissance par le sexe ou la prise d’héroïne. Il est évident que les décors de club souterrain et d’appartement polychrome, les éclairages néons, l’esthétique queer, les costumes, le maquillage et l’habillage sonore importent davantage que le résumé, tiré par les cheveux comme pourrait l’être une série Z. Néanmoins, ce n’est pas étonnant si ce film est devenu le manifeste de la scène electroclash. On y décèle une appétence pour la vie nocturne, l’errance, la sexualité et une superficialité d’une apparente froideur, qui dissimule mal une sensibilité et un dégoût pour l’existence à la limite du supportable.
Néanmoins, il serait réducteur de résumer toustes les groupes et artistes de la scène electroclash aux mêmes influences esthétiques et musicales. Tout d’abord parce que cette dernière était bien loin d’être homogène et que la genèse de cette étiquette, sur laquelle on reviendra dans un prochain article, consistait davantage à trouver un terme parapluie pour englober l’ensemble des artistes qui gravitaient dans les fêtes et les scènes alternatives des villes comme New York et Berlin. La techno n’était donc pas nécessairement un genre musical qu’il fallait transformer ou avec lequel il fallait entrer en rupture. Le duo grenoblois Miss Kittin & The Hacker était particulièrement attaché à la scène de Detroit, et plus spécialement au collectif Underground Resistance, fondé en 1989 par « Mad » Mike Banks et Jeff Mills. Néanmoins, il paraît difficile d’évoquer la musique produite et défendue par ce label légendaire sans évoquer brièvement sur l’histoire de Detroit, étroitement liée à l’imaginaire de ces artistes qui y sont nés et qui y sont parfois restés. En effet, la ville a connu un essor économique fulgurant grâce à l’industrie automobile avant de basculer dans une situation de déclin urbain et de misère à partir des chocs pétroliers des années 70. Comme l’explique Antoine Kharbachi dans l'article "Gerald Donald, dans l'ombre de Drexciya et Dopplereffekt", ce n’est pas un hasard si les artistes de la Motor City étaient fascinés par des groupes tels que Parliament et Funkadelic, le Yellow Magic Orchestra et surtout Kraftwerk (eh oui, on y revient). Des albums tels que Autobahn ou The Man Machine évoquent « une culture pessimiste, née des effets néfastes de l’industrialisation, du ralentissement et du déclin de ses différents pôles (notamment automobile et ferroviaire), de la déchéance humaine, de la perte d’identité, parallèle à l’avancée des nouvelles technologies et de la robotique (…) ». Qui de mieux que les habitant·es de Detroit pour comprendre ces disques au plus profond de leur chair et de leur intériorité ?
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Les membres énigmatiques de Drexciya : James Stinson à gauche et Gerald Donald à droite - via Bleep |
La techno mise en avant par Underground Resistance provient à la fois de ce rapport conflictuel et ambigu à l’industrialisation et aux machines mais aussi et surtout à l’identité afro-américaine de ses fondateurs et artistes, parmi lesquels on retrouve Drexciya et Dopplereffekt. Ces deux groupes (et les nombreuses formations qui en sont issues) fascinent quantité d’artistes, de journalistes et de fans du monde entier depuis les années 90 et il ne faut pas hésiter à se plonger dans les archives de l’hypnotique Drexciya Resarch Lab ou dans les nombreux·ses articles, œuvres, expositions et émissions qui leur ont été consacrées.
Drexciya était un duo électro-techno (2) fondé selon toute probabilité par les producteurs afro-américains James Stinson et Gerald Donald. L’identité exacte de ses membres a toujours été floue puisque ces derniers souhaitaient demeurer anonymes et apparaissaient masqués lors de leurs (très) rares interviews. Le groupe a sorti 8 EPs entre 1992 et 1997 sur des labels incontournables de Detroit tels que Submerge, Underground Resistance et Shockwave ainsi que trois albums complémentaires chez Tresor et Clone entre la fin des années 90 et le début des années 2000, peu de temps avant le décès prématuré de James Stinson des suites d’une maladie cardio-vasculaire. Le projet Drexciya va au-delà de la musique, indescriptible, révolutionnaire et systématiquement enregistrée en live, qui aurait passé des années à être mûrie par des discussions profondes et philosophiques entre les jeunes Stinson et Donald avant même que ces derniers approchent les moindres synthétiseurs. Drexciya est également un univers à part entière inspiré de la civilisation éponyme, dont les membres seraient les descendant·es des femmes esclaves enceintes, qui avaient été jetées dans l’océan lors du Passage du milieu — le transport forcé des esclaves africain·es sur l’Atlantique pour rejoindre les colonies américaines. De cet événement historique violent et traumatisant est née la légende à volonté réparatrice d’une « Atlantide noire », dont les habitant·es auraient la capacité de respirer sous l’eau et de créer des villes et des royaumes sous-marins.
La musique de Drexciya provoque une forte impression chez toutes les personnes qui l’écoutent, et ce dès la sortie de leur premier EP, Deep Sea Dweller (Shockwave, 1992). Le témoignage de Brendan Gillen, qui était alors le directeur de la radio de l’Université du Michigan et le fondateur du label Interdimensional Transmission est particulièrement éclairant à ce sujet : « Pour moi, ça exprimait les émotions de la techno d’une manière que je n’avais jamais entendue avant. La musique elle-même semblait agressive. (…) Il y avait presque des riffs à la Black Sabbath sur ce truc. Il y a quelque chose de très spécial là-dedans, un point de vue d’outsider, un chemin unique au sein de la techno que personne n’avait jamais emprunté et je pense que c’est à ça que les gens s’identifient. » (3) Gillen et les membres d’Underground Resistance ne sont pas les seuls à ressentir une telle émotion à l’écoute de la musique du groupe. La vague Drexciya déferle bien au-delà de Detroit et fascine les amateurices de musique électronique du monde entier, tout comme Dopplereffekt, l’un des (nombreux) projets musicaux de Gerald Donald, en collaboration avec To Nhan Le Ti. Si Drexciya s’immerge dans les abysses pour tenter de créer de nouveaux futurs suite au traumatisme inommable de l’esclavage, Dopplereffekt s’intéresse au présent et aux comportements humains quotidiens en les considérant d’un œil froid et détaché. Antoine Kharbachi compare ses membres aux « replicants » de Blade Runner : « des androïdes incompris, pensifs, fascinés par les comportements humains, entravés par leur manque d'empathie » (4) Dans ce projet musical comme dans tous les autres (Arpanet, Japanese Telecom, Glass Domain, Der Zyklus…), Gerald Donald sonde les âmes et les habitudes de consommation des êtres humains, qu’il observe désormais depuis sa maison bavaroise, où il mène une vie de reclus avec son épouse et ses synthétiseurs. La musique du « seul héritier de Kraftwerk » continue de fasciner, et c’est ici que les wagons entre la scène techno de Detroit et le sujet initial de cet article se raccrochent.
Dans le quatorzième épisode du podcast Are we on air?, Miss Kittin relate sa découverte fondamentale de Dopplereffekt en compagnie de Michel Amato (The Hacker) chez un disquaire qui ne parvenait pas à vendre les deux copies de Gesamtkunstwerk qu’il avait en stock. Ce dernier leur aurait dit qu’iels étaient les deux seules personnes susceptibles d’acheter ce disque dont ses client·es ne voulaient pas. Miss Kittin se souvient de l’émotion suscitée par la première écoute de l’album dans la boutique : « On était genre, putain, c’est ça la musique qu’on veut faire. Donc sans Dopplereffekt, il n’y aurait pas eu Miss Kittin & The Hacker. » Elle détaille également l'influence qu’a eu le groupe de Gerald Donald et To Nhan Le Ti sur leur propre projet musical : « (…) on n’a jamais copié personne mais ça nous a donné la confiance de ne pas nous censurer. Quand on faisait de la musique avec The Hacker, on se disait que s’ils pouvaient dire ça (« we have to sterilize the population »), on pouvait dire ce qu’on voulait. Et je sais que plus tard, quand [Gerald Donald] a écouté notre premier EP, il l’a adoré aussi (…) ». Ce n’est pas étonnant puisque les paroles froides et ironiques de l’EP Champagne! (International Deejay Gigolo Records, 1998) et ses boîtes à rythme saccadées évoquent la musique et les ambiances chères à Gerald Donald. Pour boucler définitivement la boucle initiée cinq paragraphes plus haut, il est important de préciser que ce dernier a sorti de nombreux remixes et albums sur International Deejay Gigolo Records, dont nous parlerons en détails dans le prochain article de cette série. Dans le gigantesque catalogue de ce label phare de l’electroclash, on retrouve notamment le fameux Gesamtkunstwerk de Dopplereffekt (1999) mais également Der Tonimpulstest (1998) et Der Zyklus II (2001) de Der Zyklus ou Virtual Geisha de Japanese Telecom, sans compter les nombreux morceaux de Dopplereffekt ou de Der Zyklus présents dans les compilations Gigolo à partir de 2000. Cette liste d’inspirations est déjà très longue mais loin d’être exhaustive. On aurait également pu effectuer un saut en arrière jusqu’au Zürich des années 70 et au punk survolté de Kleenex/LiLiPUT, qui furent l’une des (nombreuses) inspirations de Chicks on Speed ou aborder l’important chapitre de la house de Chicago, puisque Felix Da Housecat a assuré les claviers dans le morceau « Fantasy Girl » du Pierre's Phantasy Club de DJ Pierre à l’âge vénérable de 14 ans (et accessoirement dédicacé le disque à son prof de maths, comme il le raconte dans une interview accordée à Billboard en 2022). Néanmoins, on choisira de s’arrêter là pour l’instant car dès que l’on s’attache à rechercher l’ADN d’un genre musical quel qu’il soit, les ramifications de l’arbre qu’il représente ne cessent de se rejoindre et de se multiplier. L’electroclash ne fait pas exception à cette règle. Elle est similaire à l’appartement aux éclairages changeants de Liquid Sky : tour à tour violet foncé, turquoise ou jaune, elle ne cesse de se dérober aux oreilles et aux regards, tels les reflets des éclairages nocturnes dans les flaques d’eau trouble.
En attendant le deuxième épisode de ce feuilleton spécial electroclash, vous pouvez (ré)écouter l'ensemble des inspirations musicales citées dans cet article (et bien d’autres) dans cette playlist.
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(2) Comme le précise Étienne Menu dans le podcast « Drexciya : l’Atlantide noire et l’utopie d’une vie électronique sous-marine », l’électro était un genre antérieur à la techno avant de devenir une catégorie généraliste regroupant l’ensemble des musiques électroniques. Il la définit comme « une forme plus lente que la techno, plus syncopée, reconnaissable à ses basses imposantes et à ses caisses claires qui ont l’air de fouetter des plaques de métal ».
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