Christine Denamur : "Il m’arrive souvent d’imaginer la suite d’un bruit de moteur ou d’une inflexion dans la voix de quelqu’un"
Il y a quelques années, je suis tombée par hasard sur les mixes de Braden Wells, qui ont été à la source de beaucoup de belles découvertes musicales, notamment dans les domaines de la dream pop et de l'indie rock. Depuis ce jour, je me suis mise à écouter très régulièrement puis quotidiennement des émissions musicales ou des mixes dont la plupart sont produit·es par des personnes sexisées. Si ce choix n'était pas forcément conscient au départ, je n'ai pas tardé à réaliser que ces DJs, artistes et/ou passionné·es de musique étaient à la fois celleux qui étaient les moins mis·es en avant dans le milieu toujours très cis-blanc-masculin du DJing mais aussi les personnes dont les goûts, la sensibilité et le parcours m'inspiraient le plus. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de publier plusieurs entretiens sur ce blog, rassemblant les témoignages de certain·es de ces DJs, producteurices, diggers ou amateurices de musique. L'interview qui suit est donc la deuxième de cette série, intitulée "Music is my hometown" en référence à ce génial morceau de CSS.
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Christine s'est très gentiment prêtée au jeu de l'interview, en évoquant aussi bien des souvenirs musicaux qui lui sont chers que son processus de création sonore et l'équilibre entre intériorité et extériorité qu'elle cherche à explorer dans ses mixes.
Habitudes d'écoute
Un morceau : Eiffel 65 - I'm Blue
L’objet bleu, plastique au toucher velours avec un petit écran de pas plus de 1 cm sur 4 cm (noir et gris), et l’embout emblématique métallique de l’USB est bel et bien le MP3 que mon père m’avait offert aux alentours de mes 8 ans. Car bon, le walkman, c’était sympa, mais en réalité ça ne faisait que griffer mes CD… Vu que le MP3 était vide, mon père y a ajouté une chanson : "I’m Blue". À l’infini, j’écoutais cette chanson en boucle. La mélodie, la répétition des paroles, l’autotune ou l’effet robotique dans la voix avaient réussi à me captiver pour une bonne et belle année. Je pense même que ce MP3 n’a pas forcément eu d’autres chansons… Peu après, finalement, je commençais déjà à avoir accès aux ordinateurs et plus précisément à YouTube.
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Exemple du MP3 reçu par Christine à l'époque |
Un clip : Bat for Lashes – Daniel
Cette fois, ce n’est pas le premier clip que j’ai trouvé en ligne que je highlight, mais une chanson et son clip qui m’ont captivée après une période d’écoute intense de rock et punk rock. Cette chanson me donnait un aperçu de ce que pouvait être la musique que j’allais encore plus apprécier et admirer plus tard. Quelque chose entre la pop et le rock alternatif – doux et simple à la première écoute, mais complexe et sans limites à des moments précis, à l’écoute plus attentive. Bat for Lashes nous amène dans un tourbillon d’émotions en crescendo, tout en restant élégante et admirablement audacieuse.
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Bat for Lashes - Daniel |
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La radio NTS |
Je suivais des cours de guitare depuis plusieurs années au solfège et composais à ce moment-là mes propres chansons dans mon temps libre. C’est par contre grâce au lycée que j’ai découvert ce logiciel, car il me fallait un iMac (idéal pour mes travaux de photographie et de production vidéo).
Au début, je l’utilisais plus pour enregistrer mes morceaux composés à la guitare — mais j’ai vite compris qu’il y avait beaucoup plus de possibilités à exploiter au-delà du simple enregistrement. Depuis, j’ai mis de côté la guitare pendant un bon bout de temps. C’est finalement Logic (dérivé de GarageBand) qui est mon logiciel de travail aujourd’hui.
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La création interrompue par un chat |
Les artistes qui m’ont fait un effet “wauw” avec les premières créations de leur carrière (dans l’ordre chronologique — depuis 2014) sont :
Poliça, Little Dragon, Baths, FKA Twigs, Nicolas Jaar, The Internet,
Oklou, Kara-Lis Coverdale, Clara La San,
ML Buch, Coby Sey, Marina Herlop,
Nala Sinephro, Caterina Barbieri, James K, Maxime Denuc
Et j’en découvre encore au fur et à mesure.
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Pochette de l'album Pripyat de Marina Herlop |
Elle commence souvent par une mélodie et un instrument dont la combinaison m’intrigue.
Souvent, ce sont des mélodies de 4 bars, mais maintenant que je me concentre de plus en plus sur le piano, ces mélodies peuvent prendre la longueur d’une chanson (2 à 3 min).
En fonction de la longueur de la mélodie, je continue à chercher d’autres instruments qui se marieraient bien avec la mélodie de base. Souvent en ajoutant des basses en premier, ensuite des éléments sonores ou des samples de ma voix.
Si j’estime que je peux poser ma voix dessus, je tente a priori à ce moment-ci. Pas forcément en me lançant à chanter la chanson entière, mais juste la moitié ou une partie de la chanson que j’apprécie plus qu’une autre. C’est parfois dans un ordre non chronologique que je vais ensuite “remplir” la chanson de lyrics.
J’ai une période d’écoute intense de cette chanson — soit pour m’imaginer des suites ou des lyrics.
De nouveau derrière l’ordinateur — si la chanson le permet — j’ajoute un beat, une composition de sons ou de percussions. C’est finalement l’étape que je maîtrise le moins, donc il m’arrive de ne pas l’inclure dans la chanson, mais je tente toujours.
Étape d’écoute intensive (au boulot, sur le trajet, le soir après le boulot, etc.)
Considères-tu la musique comme une pratique « fermée » ou est-ce que cette dernière s’articule à d’autres arts pour toi ? (photographie, design graphique, vidéo…)
Elle s’articule à travers plusieurs arts et disciplines, même sans effort intentionnel, par une personne, un instrument ou une machine. Il m’arrive d’ailleurs souvent d’associer ou d’imaginer la suite d’un bruit de moteur ou d’une inflexion dans la voix de quelqu’un, car la musique est là, sans qu’on l’aperçoive ou sans qu’elle soit mise en avant comme telle.
Ainsi, pour moi, elle est dans l’art, l’art sonore, la radio, la rue, les gens, les vidéos, les films, le graphisme, la poésie, la photographie, et j’en oublie sûrement.
Je me fais donc à l’évidence que la machine à café du boulot me chante, du coup, depuis plus de 5 ans, la chanson "Bohemian Rhapsody" de Queen — allons savoir pourquoi…
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Illustration de Christine qui évoque les field-recordings et la présence permanente de la musique |
Mixes et résidences Ola Radio
Tes résidences sur Ola Radio mêlent tes propres morceaux aux tracks qui t’inspirent ou te suivent depuis longtemps ainsi que des field-recordings personnels. Quel rapport entretiens-tu avec les archives et la mémoire, qu’elle soit sonore ou visuelle ?
Je pense toujours avoir eu — et je l’ai encore — une love/hate relationship avec la mémoire et, du coup, inévitablement avec les archives. C’est un serpent qui se mord la queue en réalité, car d’un côté la mémoire nous permet de revivre certaines choses, mais pas tout de ce qu’on vit, et beaucoup moins de ce qu’ont vécu les autres.
Pour contrecarrer la désillusion de perdre ces informations qu’on estime précieuses, on sauvegarde tout ce qu’on peut, en se réconfortant qu’ainsi les mémoires nous appartiennent.
Mais bon, spoiler alert, avec une trop grosse masse d’informations, nous n’avons juste pas du tout le temps de revoir/vivre ces mémoires sauvegardées, car le temps d’une vie est compté, voire même insuffisant pour tout revoir.
En incluant les field recordings, j’invite l’auditeur, juste pour l’instant d’écoute, comme dans une vie parallèle, à simuler ce qu’il se passe autour de nous, ce qu’il se passe en dehors de cette zone de “musique intentionnelle” et que — peut-être, comme l’exemple de la machine à café ci-dessus — cet instant puisse évoquer aux auditeurs une mélodie, une émotion ou autre, qui reviendrait à leur esprit.
Ce n’est donc pas la “mémoire” venant du field recordings, ni la mienne, que je présente, mais je la diffuse pour que la mémoire des auditeurs soit activée ou sensibilisée.
Comme pour mes autres sessions, c’est un mélange de plusieurs facteurs qui constituent mes sessions. Celle qui prédomine est toujours la recherche et la sélection de créations musicales venant d’artistes que j’admire personnellement, ou d’artistes qui viennent seulement d’émerger avec un potentiel créatif.
Pour Annie Donia, c’est effectivement ce sentiment d’anhédonie qui me guide dans ma sélection parmi la liste ci-dessus. Ici, je vais plutôt me concentrer sur les paroles, la mélodie mélancolique, l’ambiance abstraite ou confuse, le jazz dans toutes ses facettes — mais je ne me limite pas seulement à cet environnement peu “plaisant ou amusant” pour le grand public.
C’est pourquoi j’ajoute parfois volontairement des chansons qui peuvent venir de la pop culture, ou du mainstream — comme si elles incarnaient une étincelle, une folie, confrontant l’obscurité de ce sentiment d’anhédonie.
Je vois cet ajout un peu comme la bougie d’anniversaire Mickey Mouse qui brille de mille feux, qui fait que le gâteau est soudainement beaucoup plus chouette et drôle, même si, bien sûr, au fond, elle reste une bougie fabriquée en Chine — pas très éthique ni esthétique.
J’y ajoute — quand la sélection de chansons me semble le permettre — certaines de mes créations. Elles sont souvent d’ordre ambiant, voire mélancolique. Mais je ne force pas cette présence, car chaque session suit un certain cours de tonalités, de mélodies, de rythmes, et l’ajout d’une de mes compositions pourrait venir briser ce flow.
Ensuite, il y a les field recordings qui ajoutent au mix une couche basée sur la vie comme nous la connaissons au quotidien. Elle s’incruste souvent de façon très subtile, comme un parasite invisible, mais bien présent.
La structure même de mes sessions Annie Donia suit d’ailleurs souvent la même logique. Tout comme les chansons traditionnelles, elles commencent et finissent de façon progressive, avec au milieu un climax ou chaos d’éléments.
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Cherry on the cake |
C’est une très belle analyse, que je ne peux que confirmer.
Concernant l’équilibre, je suis à la fois assez pragmatique et en même temps idéaliste, car je coupe la part de façon mathématique entre 80 % de créations musicales et de field recordings, et quand c’est possible, 20 % de mes créations s’y ajoutent.
Le but n’étant pas de promouvoir mes compétences, mais de faire interagir mes créations ou recherches avec ce qui est là dans la vie, avec ce qui nous est proposé à tous en ligne ou physiquement.
Je mets donc en avant les artistes qui créent de la musique pour vivre, ainsi que les field recordings qui… juste vivent.
Les 20 % restants sont comme les choses dans la vie qu’on aime bien avoir mais dont on peut totalement se passer si besoin ;)
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Dans un futur proche, j’aimerais sortir mon single “Annie Donia”.
J’aurais voulu le sortir comme un EP, mais finalement je travaille en ce moment sur des compositions beaucoup trop différentes pour accompagner “Annie Donia” de façon harmonieuse.