Christine Denamur : "Il m’arrive souvent d’imaginer la suite d’un bruit de moteur ou d’une inflexion dans la voix de quelqu’un"

Il y a quelques années, je suis tombée par hasard sur les mixes de Braden Wells, qui ont été à la source de beaucoup de belles découvertes musicales, notamment dans les domaines de la dream pop et de l'indie rock. Depuis ce jour, je me suis mise à écouter très régulièrement puis quotidiennement des émissions musicales ou des mixes dont la plupart sont produit·es par des personnes sexisées. Si ce choix n'était pas forcément conscient au départ, je n'ai pas tardé à réaliser que ces DJs, artistes et/ou passionné·es de musique étaient à la fois celleux qui étaient les moins mis·es en avant dans le milieu toujours très cis-blanc-masculin du DJing mais aussi les personnes dont les goûts, la sensibilité et le parcours m'inspiraient le plus. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de publier plusieurs entretiens sur ce blog, rassemblant les témoignages de certain·es de ces DJs, producteurices, diggers ou amateurices de musique. L'interview qui suit est donc la deuxième de cette série, intitulée "Music is my hometown" en référence à ce génial morceau de CSS.

Christine Denamur est graphiste, musicienne, chanteuse, productrice et compose également de superbes mixes, que l'on peut notamment retrouver dans Annie Donia, Organized Chaos et Forgotten Stories, ses trois résidences sur Ola Radio. Son premier EP, Forgotten Stories, est sorti en 2023, et contient des balades vaporeuses, où s'amalgament des influences ambient, dream pop et liées aux musiques électroniques expérimentales. Cette douceur et cette mélancolie cathartiques se retrouvent dans l'ensemble de ses mixes, où elle met un point d'honneur à intégrer à la fois des morceaux qui l'influencent et la touchent et ses propres compositions et field-recordings. J'ai passé beaucoup de temps à écouter sa musique, ainsi que ses mixes, plus particulièrement ses sessions Annie Donia, une réflexion musicale envoûtante et en perpétuelle évolution sur l'état d'anhédonie, qui fait aussi bien la part belle à des sonorités très expérimentales qu'à des fulgurances pop ou rap, comme surgies d'un autre temps.
Christine s'est très gentiment prêtée au jeu de l'interview, en évoquant aussi bien des souvenirs musicaux qui lui sont chers que son processus de création sonore et l'équilibre entre intériorité et extériorité qu'elle cherche à explorer dans ses mixes.

Habitudes d'écoute

Quel est ton premier souvenir musical ? (un morceau apprécié pendant l'enfance, un album, un clip…)

Lobjet bleu, plastique au toucher velours avec un petit écran de pas plus de 1 cm sur 4 cm (noir et gris), et lembout emblématique métallique de lUSB est bel et bien le MP3 que mon père mavait offert aux alentours de mes 8 ans. Car bon, le walkman, c’était sympa, mais en réalité ça ne faisait que griffer mes CD… Vu que le MP3 était vide, mon père y a ajouté une chanson : "Im Blue". À linfini, j’écoutais cette chanson en boucle. La mélodie, la répétition des paroles, lautotune ou leffet robotique dans la voix avaient réussi à me captiver pour une bonne et belle année. Je pense même que ce MP3 na pas forcément eu dautres chansons… Peu après, finalement, je commençais déjà à avoir accès aux ordinateurs et plus précisément à YouTube.



Exemple du MP3 reçu par Christine à l'époque

Un clip : Bat for Lashes – Daniel
Cette fois, ce nest pas le premier clip que jai trouvé en ligne que je highlight, mais une chanson et son clip qui mont captivée après une période d’écoute intense de rock et punk rock. Cette chanson me donnait un aperçu de ce que pouvait être la musique que jallais encore plus apprécier et admirer plus tard. Quelque chose entre la pop et le rock alternatif – doux et simple à la première écoute, mais complexe et sans limites à des moments précis, à l’écoute plus attentive. Bat for Lashes nous amène dans un tourbillon d’émotions en crescendo, tout en restant élégante et admirablement audacieuse.

Bat for Lashes - Daniel

Comment décrirais-tu ta manière d'appréhender et d'écouter la musique à l'âge adulte ? As-tu des habitudes d'écoute spécifiques liées à des moments de la journée, des émissions de radio etc ?

Cest une très bonne question, je trouve. En fait, au fil de mon évolution — de mes années dado, d’étudiante, puis maintenant dadulte au travail — je nai jamais vraiment ressenti un manque d’écoute musicale. Elle sest peut-être réduite en volume avec le temps, mais elle na jamais complètement disparu.

J’écoute principalement sur SoundCloud, sur le chemin du boulot, parfois même mes propres compositions. Parfois, je préfère laisser Spotify me filer mes morceaux favoris quand jai besoin de concentration au travail. Jadore aussi écouter NTS au bureau, à la maison le soir, ou le week-end, pour éveiller ma curiosité envers des genres et des sons que je ne chercherais pas spontanément. Des fois, je retourne sur la radio belge StuBru dans des moments de nostalgie.

La radio NTS

Production musicale

Quand et comment t’es-tu lancée dans la production musicale ?

En 2013, deux ans avant daller à luniversité, jai commencé à utiliser GarageBand.

Je suivais des cours de guitare depuis plusieurs années au solfège et composais à ce moment-là mes propres chansons dans mon temps libre. Cest par contre grâce au lycée que jai découvert ce logiciel, car il me fallait un iMac (idéal pour mes travaux de photographie et de production vidéo).

Au début, je lutilisais plus pour enregistrer mes morceaux composés à la guitare  mais jai vite compris quil y avait beaucoup plus de possibilités à exploiter au-delà du simple enregistrement. Depuis, jai mis de côté la guitare pendant un bon bout de temps. Cest finalement Logic (dérivé de GarageBand) qui est mon logiciel de travail aujourdhui.

La création interrompue par un chat

Quelles sont tes influences majeures dans le domaine musical ?

Les artistes qui mont fait un effet “wauw” avec les premières créations de leur carrière (dans lordre chronologique — depuis 2014) sont :

Poliça, Little Dragon, Baths, FKA Twigs, Nicolas Jaar, The Internet,

Oklou, Kara-Lis Coverdale, Clara La San,

ML Buch, Coby Sey, Marina Herlop,

Nala Sinephro, Caterina Barbieri, James K, Maxime Denuc

Et jen découvre encore au fur et à mesure.

Pochette de l'album Pripyat de Marina Herlop 

Pourrais-tu décrire ton processus de création musical et sonore ?

Elle commence souvent par une mélodie et un instrument dont la combinaison m
intrigue.

Souvent, ce sont des mélodies de 4 bars, mais maintenant que je me concentre de plus en plus sur le piano, ces mélodies peuvent prendre la longueur dune chanson (2 à 3 min).

En fonction de la longueur de la mélodie, je continue à chercher dautres instruments qui se marieraient bien avec la mélodie de base. Souvent en ajoutant des basses en premier, ensuite des éléments sonores ou des samples de ma voix.

Si jestime que je peux poser ma voix dessus, je tente a priori à ce moment-ci. Pas forcément en me lançant à chanter la chanson entière, mais juste la moitié ou une partie de la chanson que japprécie plus quune autre. Cest parfois dans un ordre non chronologique que je vais ensuite remplir” la chanson de lyrics.

Jai une période d’écoute intense de cette chanson — soit pour mimaginer des suites ou des lyrics.

De nouveau derrière lordinateur — si la chanson le permet — jajoute un beat, une composition de sons ou de percussions. Cest finalement l’étape que je maîtrise le moins, donc il marrive de ne pas linclure dans la chanson, mais je tente toujours.

Étape d’écoute intensive (au boulot, sur le trajet, le soir après le boulot, etc.)

Enfin, jestime que la chanson est finalisée dans sa structure et son intention. Après, cest une histoire de balance entre les différents éléments — souvent je repasse dessus avec ma voix pour soit apporter une amélioration, soit donner plus de variation et de grain à ma voix et à la mélodie initiale.


Considères-tu la musique comme une pratique « fermée » ou est-ce que cette dernière s’articule à d’autres arts pour toi ? (photographie, design graphique, vidéo…)

Elle s
articule à travers plusieurs arts et disciplines, même sans effort intentionnel, par une personne, un instrument ou une machine. Il marrive dailleurs souvent dassocier ou dimaginer la suite dun bruit de moteur ou dune inflexion dans la voix de quelquun, car la musique est là, sans quon laperçoive ou sans quelle soit mise en avant comme telle.

Ainsi, pour moi, elle est dans lart, lart sonore, la radio, la rue, les gens, les vidéos, les films, le graphisme, la poésie, la photographie, et jen oublie sûrement.

Je me fais donc à l’évidence que la machine à café du boulot me chante, du coup, depuis plus de 5 ans, la chanson "Bohemian Rhapsody" de Queen — allons savoir pourquoi…

Illustration de Christine qui évoque les field-recordings
et la présence permanente de la musique
 

Mixes et résidences Ola Radio

Tes résidences sur Ola Radio mêlent tes propres morceaux aux tracks qui t’inspirent ou te suivent depuis longtemps ainsi que des field-recordings personnels. Quel rapport entretiens-tu avec les archives et la mémoire, qu’elle soit sonore ou visuelle ?

Je pense toujours avoir eu — et je lai encore — une love/hate relationship avec la mémoire et, du coup, inévitablement avec les archives. Cest un serpent qui se mord la queue en réalité, car dun côté la mémoire nous permet de revivre certaines choses, mais pas tout de ce quon vit, et beaucoup moins de ce quont vécu les autres.

Pour contrecarrer la désillusion de perdre ces informations quon estime précieuses, on sauvegarde tout ce quon peut, en se réconfortant quainsi les mémoires nous appartiennent.

Mais bon, spoiler alert, avec une trop grosse masse dinformations, nous navons juste pas du tout le temps de revoir/vivre ces mémoires sauvegardées, car le temps dune vie est compté, voire même insuffisant pour tout revoir.

En incluant les field recordings, jinvite lauditeur, juste pour linstant d’écoute, comme dans une vie parallèle, à simuler ce quil se passe autour de nous, ce quil se passe en dehors de cette zone de musique intentionnelle” et que — peut-être, comme lexemple de la machine à café ci-dessus — cet instant puisse évoquer aux auditeurs une mélodie, une émotion ou autre, qui reviendrait à leur esprit.

Ce nest donc pas la mémoire” venant du field recordings, ni la mienne, que je présente, mais je la diffuse pour que la mémoire des auditeurs soit activée ou sensibilisée.

Tes sessions Annie Donia, effectuées en 2024-2025 sur Ola Radio, s'inspirent du sentiment d'anhédonie, un état mélancolique qui s'exprime par une perte d'intérêt pour le monde qui nous entoure. Quel est ton processus de sélection des morceaux qui font partie de cette superbe résidence ?

Comme pour mes autres sessions, c
est un mélange de plusieurs facteurs qui constituent mes sessions. Celle qui prédomine est toujours la recherche et la sélection de créations musicales venant dartistes que jadmire personnellement, ou dartistes qui viennent seulement d’émerger avec un potentiel créatif.

Pour Annie Donia, cest effectivement ce sentiment danhédonie qui me guide dans ma sélection parmi la liste ci-dessus. Ici, je vais plutôt me concentrer sur les paroles, la mélodie mélancolique, lambiance abstraite ou confuse, le jazz dans toutes ses facettes — mais je ne me limite pas seulement à cet environnement peu plaisant ou amusant” pour le grand public.

Cest pourquoi jajoute parfois volontairement des chansons qui peuvent venir de la pop culture, ou du mainstream — comme si elles incarnaient une étincelle, une folie, confrontant lobscurité de ce sentiment danhédonie.

Je vois cet ajout un peu comme la bougie danniversaire Mickey Mouse qui brille de mille feux, qui fait que le gâteau est soudainement beaucoup plus chouette et drôle, même si, bien sûr, au fond, elle reste une bougie fabriquée en Chine — pas très éthique ni esthétique.

Jy ajoute — quand la sélection de chansons me semble le permettre — certaines de mes créations. Elles sont souvent dordre ambiant, voire mélancolique. Mais je ne force pas cette présence, car chaque session suit un certain cours de tonalités, de mélodies, de rythmes, et lajout dune de mes compositions pourrait venir briser ce flow.

Ensuite, il y a les field recordings qui ajoutent au mix une couche basée sur la vie comme nous la connaissons au quotidien. Elle sincruste souvent de façon très subtile, comme un parasite invisible, mais bien présent.

La structure même de mes sessions Annie Donia suit dailleurs souvent la même logique. Tout comme les chansons traditionnelles, elles commencent et finissent de façon progressive, avec au milieu un climax ou chaos d’éléments.

Cherry on the cake

Tes résidences sur Ola Radio, qu'il s'agisse d'Annie Donia, d'Organized Chaos ou de Forgotten Stories, accordent toute une importance égale à l'intériorité, à la création musicale (par le biais d'explorations d'états tels que l'anhédonie ou l'intégration de tes morceaux personnels) et à l'extériorité, grâce à la présence des field-recordings. Quel équilibre trouves-tu entre l'intérieur et l'extérieur ?

C
est une très belle analyse, que je ne peux que confirmer.

Concernant l’équilibre, je suis à la fois assez pragmatique et en même temps idéaliste, car je coupe la part de façon mathématique entre 80 % de créations musicales et de field recordings, et quand cest possible, 20 % de mes créations sy ajoutent.

Le but n’étant pas de promouvoir mes compétences, mais de faire interagir mes créations ou recherches avec ce qui est là dans la vie, avec ce qui nous est proposé à tous en ligne ou physiquement.

Je mets donc en avant les artistes qui créent de la musique pour vivre, ainsi que les field recordings qui… juste vivent.

Les 20 % restants sont comme les choses dans la vie quon aime bien avoir mais dont on peut totalement se passer si besoin ;)

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Quels sont tes projets musicaux pour le futur ? 

Dans un futur proche, j
aimerais sortir mon single Annie Donia”.

Jaurais voulu le sortir comme un EP, mais finalement je travaille en ce moment sur des compositions beaucoup trop différentes pour accompagner Annie Donia” de façon harmonieuse.

Jimagine donc quen 2026, je sortirai ce que je crée en ce moment, qui fait un focus accru sur la composition de ballades au piano.

Un album, un livre, un film (ou les trois à la fois) que tu aimerais recommander au monde entier ? 

Album :
 Shulamith ou Give You the Ghost de Poliça

Livre : Annie Ernaux – La Place

Film : Sisters (1972) de Brian De Palma

Still du film Sisters de Brian de Palma

⋆.°⋆。°✩ Retrouver Christine ⋆。°✩⋆⋆.°
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